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– Mais vous l'avez dit vous-mêmes, madame, répliqua Fouquet, parce que les rois ne doivent et ne peuvent recevoir de présents de leurs sujets.

Le roi demeurait muet entre ces deux opinions si opposées.

– Mais quarante millions! dit Anne d'Autriche du même ton dont la pauvre Marie-Antoinette dit plus tard: «Vous m'en direz tant!»

– Je le sais, dit Fouquet en riant, quarante millions font une belle somme, et une pareille somme pourrait tenter même une conscience royale.

– Mais, monsieur, dit Anne d'Autriche, au lieu de détourner le roi de recevoir ce présent, faites donc observer à Sa Majesté, vous dont c'est la charge, que ces quarante millions lui font une fortune.

– C'est précisément, madame, parce que ces quarante millions font une fortune que je dirai au roi: «Sire, s'il n'est point décent qu'un roi accepte d'un sujet six chevaux de vingt mille livres, il est déshonorant qu'il doive sa fortune à un autre sujet plus ou moins scrupuleux dans le choix des matériaux qui contribuaient à l'édification de cette fortune.»

– Il ne vous sied guère, monsieur, dit Anne d'Autriche, de faire une leçon au roi; procurez-lui plutôt quarante millions pour remplacer ceux que vous lui faites perdre.

– Le roi les aura quand il voudra, dit en s'inclinant le surintendant des finances.

– Oui, en pressurant les peuples, fit Anne d'Autriche.

– Eh! ne l'ont-ils pas été, madame, répondit Fouquet, quand on leur a fait suer les quarante millions donnés par cet acte? Au surplus, Sa Majesté m'a demandé mon avis, le voilà; que Sa Majesté me demande mon concours, il en sera de même.

– Allons, allons, acceptez, mon fils, dit Anne d'Autriche; vous êtes au dessus des bruits et des interprétations.

– Refusez, Sire, dit Fouquet. Tant qu'un roi vit, il n'a d'autre niveau que sa conscience, d'autre juge que son désir; mais, mort, il a la postérité qui applaudit ou qui accuse.

– Merci, ma mère, répliqua Louis en saluant respectueusement la reine. Merci, monsieur Fouquet, dit-il en congédiant civilement le surintendant.

– Acceptez-vous? demanda encore Anne d'Autriche.

– Je réfléchirai, répliqua le roi en regardant Fouquet.

Chapitre XLVIII – Agonie

Le jour même où la donation avait été envoyée au roi, le cardinal s'était fait transporter à Vincennes. Le roi et la cour l'y avaient suivi. Les dernières lueurs de ce flambeau jetaient encore assez d'éclat pour absorber, dans leur rayonnement, toutes les autres lumières. Au reste, comme on le voit, satellite fidèle de son ministre, le jeune Louis XIV marchait jusqu'au dernier moment dans le sens de sa gravitation. Le mal, selon les pronostics de Guénaud, avait empiré; ce n'était plus une attaque de goutte, c'était une attaque de mort. Puis il y avait une chose qui faisait cet agonisant plus agonisant encore: c'était l'anxiété que jetait dans son esprit cette donation envoyée au roi, et qu'au dire de Colbert le roi devait renvoyer non acceptée au cardinal.

Le cardinal avait grande foi, comme nous avons vu, dans les prédictions de son secrétaire; mais la somme était forte, et quel que fût le génie de Colbert, de temps en temps le cardinal pensait, à part lui, que le théatin, lui aussi, avait bien pu se tromper, et qu'il y avait au-moins autant de chances pour qu'il ne fût pas damné, qu'il y en avait pour que Louis XIV lui renvoyât ses millions.

D'ailleurs, plus la donation tardait à revenir, plus Mazarin trouvait que quarante millions valent bien la peine que l'on risque quelque chose et surtout une chose aussi hypothétique que l'âme. Mazarin, en sa qualité de cardinal et de premier ministre, était à peu près athée et tout à fait matérialiste.

À chaque fois que la porte s'ouvrait, il se retournait donc vivement vers la porte, croyant voir entrer par là sa malheureuse donation; puis, trompé dans son espérance, il se recouchait avec un soupir et retrouvait sa douleur d'autant plus vive qu'un instant il l'avait oubliée. Anne d'Autriche, elle aussi, avait suivi le cardinal; son cœur, quoique l'âge l'eût faite égoïste, ne pouvait se refuser de témoigner à ce mourant une tristesse qu'elle lui devait en qualité de femme, disent les uns, en qualité de souveraine, disent les autres.

Elle avait, en quelque sorte, pris le deuil de la physionomie par avance, et toute la cour le portait comme elle.

Louis, pour ne pas montrer sur son visage ce qui se passait au fond de son âme, s'obstinait à rester confiné dans son appartement où sa nourrice toute seule lui faisait compagnie; plus il croyait approcher du terme où toute contrainte cesserait pour lui, plus il se faisait humble et patient, se repliant sur lui-même comme tous les hommes forts qui ont quelque dessein, afin de se donner plus de ressort au moment décisif. L'extrême-onction avait été secrètement administrée au cardinal, qui, fidèle à ses habitudes de dissimulation, luttait contre les apparences, et même contre la réalité, recevant dans son lit comme s'il n'eût été atteint que d'un mal passager.

Guénaud, de son côté, gardait le secret le plus absolu: interrogé, fatigué de poursuites et de questions, il ne répondait rien, sinon: «Son Éminence est encore pleine de jeunesse et de force; mais Dieu veut ce qu’il veut, et quand il a décidé qu'il doit abattre l'homme, il faut que l'homme soit abattu.»

Ces paroles, qu'il semait avec une sorte de discrétion, de réserve et de préférence, deux personnes les commentaient avec grand intérêt: le roi et le cardinal.

Mazarin, malgré la prophétie de Guénaud, se leurrait toujours, ou, pour mieux dire, il jouait si bien son rôle, que les plus fins, en disant qu'il se leurrait, prouvaient qu'ils étaient des dupes. Louis, éloigné du cardinal depuis deux jours; Louis, l'œil fixé sur cette donation qui préoccupait si fort le cardinal; Louis ne savait point au juste où en était Mazarin. Le fils de Louis XIII, suivant les traditions paternelles, avait été si peu roi jusque-là, que, tout en désirant ardemment la royauté, il la désirait avec cette terreur qui accompagne toujours l'inconnu. Aussi, ayant pris sa résolution, qu'il ne communiquait d'ailleurs à personne, se résolut-il à demander à Mazarin une entrevue. Ce fut Anne d'Autriche qui, toujours assidue près du cardinal, entendit la première cette proposition du roi et qui la transmit au mourant, qu'elle fit tressaillir. Dans quel but Louis XIV lui demandait-il une entrevue? Était-ce pour rendre, comme l'avait dit Colbert? Était-ce pour garder après remerciement, comme le pensait Mazarin? Néanmoins, comme le mourant sentait cette incertitude augmenter encore son mal, il n'hésita pas un instant.

– Sa Majesté sera la bienvenue, oui, la très bienvenue, s'écria-t-il en faisant à Colbert, qui était assis au pied du lit, un signe que celui-ci comprit parfaitement. Madame, continua Mazarin, Votre Majesté serait-elle assez bonne pour assurer elle-même le roi de la vérité de ce que je viens de dire?

Anne d'Autriche se leva; elle avait hâte, elle aussi, d'être fixée à l'endroit des quarante millions qui étaient la sourde pensée de tout le monde.

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