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– Oui, mon révérend.

– Vous avez l'abbaye de Cluny, qui est si riche.

– Je l'ai.

– Celle de Saint-Médard, à Soissons, cent mille livres de revenus.

– Je ne le nie pas.

– Celle de Saint-Victor, à Marseille, une des meilleures du Midi.

– Oui, mon père.

– Un bon million par an. Avec les émoluments du cardinalat et du ministère, c'est peut-être deux millions par an.

– Eh!

– Pendant dix ans, c'est vingt millions… et vingt millions placés à cinquante pour cent donnent, par progression, vingt autres millions en dix ans.

– Comme vous comptez, pour un théatin!

– Depuis que Votre Éminence a placé notre ordre dans le couvent que nous occupons près de Saint-Germain-des-Prés, en 1644, c'est moi qui fais les comptes de la société.

– Et les miens, à ce que je vois, mon révérend.

– Il faut savoir un peu de tout, monseigneur.

– Eh bien! concluez à présent.

– Je conclus que le bagage est trop gros pour que vous passiez à la porte du paradis.

– Je serai damné?

– Si vous ne restituez pas, oui.

Mazarin poussa un cri pitoyable.

– Restituer! mais à qui, bon Dieu!

– Au maître de cet argent, au roi!

– Mais c'est le roi qui m'a tout donné!…

– Un moment! le roi ne signe pas les ordonnances!

Mazarin passa des soupirs aux gémissements.

– L'absolution, dit-il.

– Impossible, monseigneur… Restituez, restituez, répliqua le théatin.

– Mais, enfin, vous m'absolvez de tous les péchés; pourquoi pas de celui là?

– Parce que, répondit le révérend, vous absoudre pour ce motif est un péché dont le roi ne m'absoudrait jamais, monseigneur.

Là-dessus, le confesseur quitta son pénitent avec une mine pleine de componction, puis il sortit du même pas qu'il était entré.

– Holà! mon Dieu, gémit le cardinal… Venez ça, Colbert; je suis bien malade, mon ami!

Chapitre XLVI – La donation

Colbert reparut sous les rideaux.

– Avez-vous entendu? dit Mazarin.

– Hélas! oui, monseigneur.

– Est-ce qu'il a raison? Est-ce que tout cet argent est du bien mal acquis?

– Un théatin, monseigneur, est un mauvais juge en matière de finances, répondit froidement Colbert. Cependant il se pourrait que, d’après ses idées théologiques, Votre Éminence eût de certains torts. On en a toujours eu… quand on meurt.

– On a d'abord celui de mourir, Colbert.

– C'est vrai, monseigneur. Envers qui cependant le théatin vous aurait-il trouvé des torts? Envers le roi.

Mazarin haussa les épaules.

– Comme si je n'avais pas sauvé son État et ses finances!

– Cela ne souffre pas de controverse, monseigneur.

– N'est-ce pas? Donc, j'aurais gagné très légitimement un salaire, malgré mon confesseur?

– C'est hors de doute.

– Et je pourrais garder pour ma famille, si besogneuse, une bonne partie… le tout même de ce que j'ai gagné!

– Je n'y vois aucun empêchement, monseigneur.

– J'étais bien sûr, en vous consultant, Colbert, d'avoir un avis sage, répliqua Mazarin tout joyeux.

Colbert fit sa grimace de pédant.

– Monseigneur, interrompit-il, il faudrait bien voir cependant si ce qu'a dit le théatin n'est pas un piège.

– Non, un piège… pourquoi? Le théatin est honnête homme.

– Il a cru Votre Éminence aux portes du tombeau, puisque Votre Éminence le consultait… Ne l'ai-je pas entendu vous dire: «Distinguez ce que le roi vous a donné de ce que vous vous êtes donné à vous-même…» Cherchez bien, monseigneur, s'il ne vous a pas un peu dit cela, c'est assez une parole de théatin.

– Il serait possible.

– Auquel cas, monseigneur, je vous regarderais comme mis en demeure par le religieux…

– De restituer? s'écria Mazarin tout échauffé.

– Eh! je ne dis pas non.

– De restituer tout! Vous n'y songez pas… Vous dites comme le confesseur.

– Restituer une partie, c'est-à-dire faire la part de Sa Majesté, et cela, monseigneur, peut avoir des dangers. Votre Éminence est un politique trop habile pour ignorer qu'à cette heure le roi ne possède pas cent cinquante mille livres nettes dans ses coffres.

– Ce n'est pas mon affaire, dit Mazarin triomphant, c'est celle de M. le surintendant Fouquet, dont je vous ai donné, ces derniers mois, tous les comptes à vérifier.

Colbert pinça les lèvres à ce seul nom de Fouquet.

– Sa Majesté, dit-il entre ses dents, n'a d'argent que celui qu'amasse M. Fouquet; votre argent à vous, monseigneur, lui sera une friande pâture.

– Enfin, je ne suis pas le surintendant des finances du roi, moi; j'ai ma bourse… Certes, je ferais bien, pour le bonheur de Sa Majesté… quelques legs… mais je ne puis frustrer ma famille…

– Un legs partiel vous déshonore et offense le roi. Une partie léguée à Sa Majesté, c'est l'aveu que cette partie vous a inspiré des doutes comme n'étant pas acquise légitimement.

– Monsieur Colbert!…

– J'ai cru que Votre Éminence me faisait l'honneur de me demander un conseil.

– Oui, mais vous ignorez les principaux détails de la question.

– Je n'ignore rien, monseigneur; voilà dix ans que je passe en revue toutes les colonnes de chiffres qui se font en France, et si je les ai péniblement clouées en ma tête, elles y sont si bien rivées à présent, que depuis l'office de M. Letellier, qui est sobre, jusqu'aux petites largesses secrètes de M. Fouquet, qui est prodigue, je réciterais, chiffre par chiffre, tout l'argent qui se dépense de Marseille à Cherbourg.

– Alors, vous voudriez que je jetasse tout mon argent dans les coffres du roi! s'écria ironiquement Mazarin, à qui la goutte arrachait en même temps plusieurs soupirs douloureux. Certes, le roi ne me reprocherait rien, mais il se moquerait de moi en mangeant mes millions, et il aurait bien raison.

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