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– Oui, comptez.

Le surintendant se retourna et compta. Il y avait huit personnes.

Pellisson et Gourville marchaient en se tenant par le bras, comme s'ils causaient de sujets vagues et légers.

Loret et deux officiers les imitaient en sens inverse. L'abbé Fouquet se promenait seul.

Fouquet, avec M. de Chanost, marchait aussi comme s'il eût été absorbé par la conversation de son gendre.

– Messieurs, dit-il, que personne de vous ne lève la tête en marchant et ne paraisse faire attention à moi; continuez de marcher, nous sommes seuls, écoutez-moi.

Un grand silence se fit, troublé seulement par les cris lointains des joyeux convives qui prenaient place dans les bosquets pour mieux voir les fusées.

C'était un bizarre spectacle que celui de ces hommes marchant comme par groupes, comme occupés chacun à quelque chose, et pourtant attentifs à la parole d'un seul d'entre eux, qui, lui-même, ne semblait parler qu'à son voisin.

– Messieurs, dit Fouquet, vous avez remarqué, sans doute, que deux de nos amis manquaient ce soir à la réunion du mercredi… Pour Dieu! l'abbé, ne vous arrêtez pas, ce n'est pas nécessaire pour écouter; marchez, de grâce, avec vos airs de tête les plus naturels, et comme vous avez la vue perçante, mettez-vous à la fenêtre ouverte, et si quelqu'un revient vers la galerie, prévenez-nous en toussant.

L'abbé obéit.

– Je n'ai pas remarqué les absents, dit Pellisson, qui, à ce moment, tournait absolument le dos à Fouquet et marchait en sens inverse.

– Moi, dit Loret, je ne vois pas M. Lyodot, qui me fait ma pension.

– Et moi, dit l'abbé, à la fenêtre, je ne vois pas mon cher d'Emerys, qui me doit onze cents livres de notre dernier brelan.

– Loret, continua Fouquet en marchant sombre et incliné, vous ne toucherez plus la pension de Lyodot; et vous, l'abbé, vous ne toucherez jamais vos onze cents livres d'Emerys, car l'un et l'autre vont mourir.

– Mourir? s'écria l'assemblée, arrêtée malgré elle dans son jeu de scène par le mot terrible.

– Remettez-vous, messieurs, dit Fouquet, car on nous épie peut-être… J'ai dit: mourir.

– Mourir! répéta Pellisson, ces hommes que j'ai vus, il n'y a pas six jours, pleins de santé, de gaieté, d'avenir. Qu'est-ce donc que l'homme, bon Dieu! pour qu'une maladie le jette en bas tout d'un coup?

– Ce n'est pas la maladie, dit Fouquet.

– Alors, il y a du remède, dit Loret.

– Aucun remède. MM. de Lyodot et d'Emerys sont à la veille de leur dernier jour.

– De quoi ces messieurs meurent-ils, alors? s'écria un officier.

– Demandez à celui qui les tue, répliqua Fouquet.

– Qui les tue! On les tue? s'écria le chœur épouvanté.

– On fait mieux encore. On les pend! murmura Fouquet d'une voix sinistre qui retentit comme un glas funèbre dans cette riche galerie, tout étincelante de tableaux, de fleurs, de velours et d'or.

Involontairement chacun s'arrêta; l’abbé quitta sa fenêtre; les premières fusées du feu d'artifice commençaient à monter par-dessus la cime des arbres.

Un long cri, parti des jardins, appela le surintendant à jouir du coup d'œil.

Il s'approcha d'une fenêtre, et, derrière lui, se placèrent ses amis, attentifs à ses moindres désirs.

– Messieurs, dit-il, M. Colbert a fait arrêter, juger et fera exécuter à mort mes deux amis: que convient-il que je fasse?

– Mordieu! dit l'abbé le premier, il faut faire éventrer M. Colbert.

– Monseigneur, dit Pellisson, il faut parler à Sa Majesté.

– Le roi, mon cher Pellisson, a signé l'ordre d'exécution.

– Eh bien! dit le comte de Chanost, il faut que l'exécution n'ait pas lieu, voilà tout.

– Impossible, dit Gourville, à moins que l'on ne corrompe les geôliers.

– Ou le gouverneur, dit Fouquet.

– Cette nuit, l'on peut faire évader les prisonniers.

– Qui de vous se charge de la transaction?

– Moi, dit l'abbé, je porterai l'argent.

– Moi, dit Pellisson, je porterai la parole.

– La parole et l'argent, dit Fouquet, cinq cent mille livres au gouverneur de la Conciergerie, c'est assez; cependant on mettra un million s'il le faut.

– Un million! s'écria l'abbé; mais pour la moitié moins je ferais mettre à sac la moitié de Paris.

– Pas de désordre, dit Pellisson; le gouverneur étant gagné, les deux prisonniers s'évadent; une fois hors de cause, ils ameutent les ennemis de Colbert et prouvent au roi que sa jeune justice n'est pas infaillible, comme toutes les exagérations.

– Allez donc à Paris, Pellisson, dit Fouquet, et ramenez les deux victimes; demain, nous verrons. Gourville, donnez les cinq cent mille livres à Pellisson.

– Prenez garde que le vent ne vous emporte, dit l'abbé; quelle responsabilité, peste! Laissez-moi vous aider un peu.

– Silence! dit Fouquet; on s'approche. Ah! le feu d'artifice est d'un effet magique!

À ce moment, une pluie d'étincelles tomba, ruisselante, dans les branchages du bois voisin.

Pellisson et Gourville sortirent ensemble par la porte de la galerie; Fouquet descendit au jardin avec les cinq derniers conjurés.

Chapitre LVIII – Les épicuriens

Comme Fouquet donnait ou paraissait donner toute son attention aux illuminations brillantes, à la musique langoureuse des violons et des hautbois, aux gerbes étincelantes des artifices qui, embrasant le ciel de fauves reflets, accentuaient, derrière les arbres, la sombre silhouette du donjon de Vincennes; comme, disons-nous, le surintendant souriait aux dames et aux poètes, la fête ne fut pas moins gaie qu'à l'ordinaire, et Vatel, dont le regard inquiet, jaloux même, interrogeait avec insistance le regard de Fouquet, ne se montra pas mécontent de l'accueil fait à l'ordonnance de la soirée.

Le feu tiré, la société se dispersa dans les jardins et sous les portiques de marbre, avec cette molle liberté qui décèle, chez le maître de la maison, tant d'oubli de la grandeur, tant de courtoise hospitalité, tant de magnifique insouciance.

Les poètes s'égarèrent, bras dessus, bras dessous, dans les bosquets; quelques-uns s'étendirent sur des lits de mousse, au grand désastre des habits de velours et des frisures, dans lesquelles s'introduisaient les petites feuilles sèches et les brins de verdure. Les dames, en petit nombre, écoutèrent les chants des artistes et les vers des poètes; d'autre écoutèrent la prose que disaient, avec beaucoup d'art, des hommes qui n'étaient ni comédiens ni poètes, mais à qui la jeunesse et la solitude donnaient une éloquence inaccoutumée qui leur paraissait être la préférable de toutes.

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