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– Dans combien de temps? demanda-t-il en arrêtant deux grands yeux fixes sur le visage du médecin.

– Monseigneur, on ne dit jamais cela.

– Aux hommes ordinaires, soit; mais à moi… à moi dont chaque minute vaut un trésor, dis-le-moi, Guénaud, dis-le-moi!

– Non, non, monseigneur.

– Je le veux, te dis-je. Oh! donne-moi un mois, et pour chacun de ces trente jours, je te paierai cent mille livres.

– Monseigneur, répliqua Guénaud d'une voix ferme, c'est Dieu qui vous donne les jours de grâce et non pas moi. Dieu ne vous donne donc que quinze jours!

Le cardinal poussa un douloureux soupir et retomba sur son oreiller en murmurant:

– Merci, Guénaud, merci!

Le médecin allait s'éloigner; le moribond se redressa:

– Silence, dit-il avec des yeux de flamme, silence!

– Monseigneur, il y a deux mois que je sais ce secret; vous voyez que je l'ai bien gardé.

– Allez, Guénaud, j'aurai soin de votre fortune; allez, et dites à Brienne de m'envoyer un commis; qu'on appelle M. Colbert. Allez.

Chapitre XLIV – Colbert

Colbert n'était pas loin.

Durant toute la soirée, il s'était tenu dans un corridor, causant avec Bernouin, avec Brienne, et commentant, avec l'habileté ordinaire des gens de cour, les nouvelles qui se dessinaient comme les bulles d’air sur l'eau à la surface de chaque événement. Il est temps, sans doute, de tracer, en quelques mots, un des portraits les plus intéressants de ce siècle, et de le tracer avec autant de vérité peut-être que les peintres contemporains l'ont pu faire. Colbert fut un homme sur lequel l'historien et le moraliste ont un droit égal.

Il avait treize ans de plus que Louis XIV, son maître futur.

D'une taille médiocre, plutôt maigre que gras, il avait l'œil enfoncé, la mine basse, les cheveux gros, noirs et rares, ce qui, disent les biographes de son temps, lui fit prendre de bonne heure la calotte. Un regard plein de sévérité, de dureté même; une sorte de roideur qui, pour les inférieurs, était de la fierté, pour les supérieurs, une affectation de vertu digne; la morgue sur toutes choses, même lorsqu'il était seul à se regarder dans une glace: voilà pour l'extérieur du personnage.

Au moral, on vantait la profondeur de son talent pour les comptes, son ingéniosité à faire produire la stérilité même. Colbert avait imaginé de forcer les gouverneurs des places frontières à nourrir les garnisons sans solde de ce qu'ils tiraient des contributions. Une si précieuse qualité donna l'idée à M. le cardinal Mazarin de remplacer Joubert, son intendant qui venait de mourir, par M. Colbert, qui rognait si bien les portions.

Colbert peu à peu se lançait à la cour, malgré la médiocrité de sa naissance, car il était fils d'un homme qui vendait du vin comme son père, qui ensuite avait vendu du drap, puis des étoffes de soie. Colbert, destiné d'abord au commerce, avait été commis chez un marchand de Lyon, qu'il avait quitté pour venir à Paris dans l'étude d'un procureur au Châtelet nommé Biterne. C'est ainsi qu'il avait appris l'art de dresser un compte et l'art plus précieux de l'embrouiller.

Cette roideur de Colbert lui avait fait le plus grand bien, tant il est vrai que la fortune, lorsqu'elle a un caprice, ressemble à ces femmes de l'Antiquité dont rien au physique et au moral des choses et des hommes ne rebute la fantaisie.

Colbert, placé chez Michel Letellier, secrétaire d'État en 1648, par son cousin Colbert, seigneur de Saint-Pouange, qui le favorisait, reçut un jour du ministre une commission pour le cardinal Mazarin. Son Éminence le cardinal jouissait alors d'une santé florissante, et les mauvaises années de la Fronde n'avaient pas encore compté triple et quadruple pour lui. Il était à Sedan, fort empêché d'une intrigue de cour dans laquelle Anne d'Autriche paraissait vouloir déserter sa cause.

Cette intrigue, Letellier en tenait les fils. Il venait de recevoir une lettre d'Anne d'Autriche, lettre fort précieuse pour lui et fort compromettante pour Mazarin; mais comme il jouait déjà le rôle double qui lui servit si bien, et qu'il ménageait toujours deux ennemis pour tirer parti de l'un et de l'autre, soit en les brouillant plus qu'ils ne l'étaient, soit en les réconciliant, Michel Letellier voulut envoyer à Mazarin la lettre d'Anne d'Autriche, afin qu'il en prît connaissance, et par conséquent afin qu'il sût gré d'un service aussi galamment rendu. Envoyer la lettre, c'était facile; la recouvrer après communication, c'était la difficulté.

Letellier jeta les yeux autour de lui, et voyant le commis noir et maigre qui griffonnait, le sourcil froncé, dans ses bureaux, il le préféra au meilleur gendarme pour l'exécution de ce dessein. Colbert dut partir pour Sedan avec l'ordre de communiquer la lettre à Mazarin et de la rapporter à Letellier. Il écouta sa consigne avec une attention scrupuleuse, s'en fit répéter la teneur deux fois, insista sur la question de savoir si rapporter était aussi nécessaire que communiquer, et Letellier lui dit: – Plus nécessaire.

Alors il partit, voyagea comme un courrier sans souci de son corps, et remit à Mazarin, d'abord une lettre de Letellier qui annonçait au cardinal l'envoi de la lettre précieuse, puis cette lettre elle-même. Mazarin rougit fort en voyant la lettre d'Anne d'Autriche, fit un gracieux sourire à Colbert et le congédia.

– À quand la réponse, monseigneur? dit le courrier humblement.

– À demain.

– Demain matin?

– Oui, monsieur.

Le commis tourna les talons et essaya sa plus noble révérence.

Le lendemain il était au poste dès sept heures. Mazarin le fit attendre jusqu'à dix. Colbert ne sourcilla point dans l'antichambre; son tour venu, il entra.

Mazarin lui remit alors un paquet cacheté. Sur l'enveloppe de ce paquet étaient écrits ces mots: «À M. Michel Letellier, etc.»

Colbert regarda le paquet avec beaucoup d'attention; le cardinal fit une charmante mine et le poussa vers la porte.

– Et la lettre de la reine mère, monseigneur? demanda Colbert.

– Elle est avec le reste, dans le paquet, dit Mazarin.

– Ah! fort bien, répliqua Colbert.

Et, plaçant son chapeau entre ses genoux, il se mit à décacheter le paquet.

Mazarin poussa un cri.

– Que faites-vous donc! dit-il brutalement.

– Je décachette le paquet, monseigneur.

– Vous défiez-vous de moi, monsieur le cuistre? A-t-on vu pareille impertinence!

– Oh! monseigneur, ne vous fâchez pas contre moi! Ce n'est certainement pas la parole de Votre Éminence que je mets en doute, à Dieu ne plaise.

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