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– Pourquoi, dit La Fontaine, notre maître Épicure n'est-il pas descendu au jardin? Jamais Épicure n'abandonnait ses disciples, le maître a tort.

– Monsieur, lui dit Conrart, vous avez bien tort de persister à vous décorer du nom d'épicurien; en vérité, rien ici ne rappelle la doctrine du philosophe de Gargette.

– Bah! répliqua La Fontaine, n'est-il pas écrit qu'Épicure acheta un grand jardin et y vécut tranquillement avec ses amis?

– C'est vrai.

– Eh bien! M. Fouquet n'a-t-il pas acheté un grand jardin à Saint-Mandé, et n'y vivons-nous pas, fort tranquillement, avec lui et nos amis?

– Oui, sans doute; malheureusement ce n'est ni le jardin ni les amis qui peuvent faire la ressemblance. Or, où est la ressemblance de la doctrine de M. Fouquet avec celle d'Épicure?

– La voici: «Le plaisir donne le bonheur.»

– Après?

– Eh bien?

– Je ne crois pas que nous nous trouvions malheureux, moi, du moins. Un bon repas, du vin de Joigny qu'on a la délicatesse d'aller chercher pour moi à mon cabaret favori; pas une ineptie dans tout un souper d’une heure, malgré dix millionnaires et vingt poètes.

– Je vous arrête là. Vous avez parlé de vin de Joigny et d'un bon repas; persistez-vous?

– Je persiste, antecho, comme on dit à Port-Royal.

– Alors, rappelez-vous que le grand Épicure vivait et faisait vivre ses disciples de pain, de légumes et d'eau claire.

– Cela n'est pas certain, dit La Fontaine, et vous pourriez bien confondre Épicure avec Pythagore, mon cher Conrart.

– Souvenez-vous aussi que le philosophe ancien était un assez mauvais ami des dieux et des magistrats.

– Oh! voilà ce que je ne puis souffrir, répliqua LaFontaine, Épicure comme M. Fouquet.

– Ne le comparez pas à M. le surintendant, dit Conrart, d'une voix émue, sinon vous accréditeriez les bruits qui courent déjà sur lui et sur nous.

– Quels bruits?

– Que nous sommes de mauvais Français, tièdes au monarque, sourds à la loi.

– J'en reviens donc à mon texte, alors, dit La Fontaine. Écoutez, Conrart, voici la morale d'Épicure… lequel, d'ailleurs, je considère, s'il faut que je vous le dise, comme un mythe. Tout ce qu'il y a d'un peu tranché dans l'Antiquité est mythe. Jupiter, si l'on veut bien y faire attention, c'est la vie, Alcide, c'est la force. Les mots sont là pour me donner raison: Zeus, c'est zèn, vivre; Alcide, c'est alcé, vigueur. Eh bien! Épicure, c'est la douce surveillance, c'est la protection; or, qui surveille mieux l'État et qui protège mieux les individus que M. Fouquet?

– Vous me parlez étymologie, mais non pas morale: je dis que, nous autres épicuriens modernes, nous sommes de fâcheux citoyens.

– Oh! s'écria La Fontaine, si nous devenons de fâcheux citoyens, ce ne sera pas en suivant les maximes du maître. Écoutez un de ses principaux aphorismes.

– J'écoute.

– «Souhaitez de bons chefs.»

– Eh bien?

– Eh bien! que nous dit M. Fouquet tous les jours? «Quand donc serons nous gouvernés?» Le dit-il? Voyons, Conrart, soyez franc!

– Il le dit, c'est vrai.

– Eh bien! doctrine d'Épicure.

– Oui, mais c'est un peu séditieux, cela.

– Comment! c'est séditieux de vouloir être gouverné par de bons chefs?

– Certainement, quand ceux qui gouvernent sont mauvais.

– Patience! j'ai réponse à tout.

– Même à ce que je viens de vous dire?

– Écoutez: «Soumettez-vous à ceux qui gouvernent mal…» Oh! c'est écrit: Cacos politeuousi… Vous m'accordez le texte?

– Pardieu! je le crois bien. Savez-vous que vous parlez grec comme Ésope, mon cher La Fontaine?

– Est-ce une méchanceté, mon cher Conrart?

– Dieu m'en garde!

– Alors, revenons à M. Fouquet. Que nous répétait-il toute la journée? N'est-ce pas ceci: «Quel cuistre que ce Mazarin! quel âne! quelle sangsue! Il faut pourtant obéir à ce drôle!…» Voyons, Conrart, le disait-il ou ne le disait-il pas?

– J'avoue qu'il le disait, et même peut-être un peu trop.

– Comme Épicure, mon ami, toujours comme Épicure; je le répète, nous sommes épicuriens, et c'est fort amusant.

– Oui, mais j'ai peur qu'il ne s'élève, à côté de nous, une secte comme celle d'Épictète; vous savez bien, le philosophe d'Hiérapolis, celui qui appelait le pain du luxe, les légumes de la prodigalité et l’eau claire de l'ivrognerie; celui qui, battu par son maître, lui disait en grognant un peu, c'est vrai, mais sans se fâcher autrement: «Gageons que vous m'avez cassé la jambe?» et qui gagnait son pari.

– C'était un oison que cet Épictète.

– Soit; mais il pourrait bien revenir à la mode en changeant seulement son nom en celui de Colbert.

– Bah! répliqua La Fontaine, c'est impossible; jamais vous ne trouverez Colbert dans Épictète.

– Vous avez raison, j'y trouverai… Coluber, tout au plus.

– Ah! vous êtes battu, Conrart; vous vous réfugiez dans le jeu de mots. M. Arnault prétend que je n'ai pas de logique… j'en ai plus que M. Nicolle.

– Oui, riposta Conrart, vous avez de la logique, mais vous êtes janséniste.

Cette péroraison fut accueillie par un immense éclat de rire. Peu à peu, les promeneurs avaient été attirés par les exclamations des deux ergoteurs autour du bosquet sous lequel ils péroraient. Toute la discussion avait été religieusement écoutée, et Fouquet lui-même, se contenant à peine, avait donné l'exemple de la modération.

Mais le dénouement de la scène le jeta hors de toute mesure; il éclata. Tout le monde éclata comme lui, et les deux philosophes furent salués par des félicitations unanimes.

Cependant La Fontaine fut déclaré vainqueur, à cause de son érudition profonde et de son irréfragable logique.

Conrart obtint les dédommagements dus à un combattant malheureux; on le loua sur la loyauté de ses intentions et la pureté de sa conscience.

Au moment où cette joie se manifestait par les plus vives démonstrations; au moment où les dames reprochaient aux deux adversaires de n'avoir pas fait entrer les femmes dans le système du bonheur épicurien, on vit Gourville venir de l'autre bout du jardin, s'approcher de Fouquet, qui le couvait des yeux, et, par sa seule présence, le détacher du groupe.

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