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Le jeune roi était donc, comme nous l'avons vu, en proie à une douloureuse surexcitation, et il se disait en se regardant dans une glace:

– Ô roi!… roi de nom, et non de fait… fantôme, vain fantôme que tu es!… statue inerte qui n'as d'autre puissance que celle de provoquer un salut de la part des courtisans, quand pourras-tu donc lever ton bras de velours, serrer ta main de soie? quand pourras-tu ouvrir pour autre chose que pour soupirer ou sourire tes lèvres condamnées à la stupide immobilité des marbres de ta galerie?

Alors, passant la main sur son front et cherchant l'air, il s'approcha de la fenêtre et vit au bas quelques cavaliers qui causaient entre eux, quelques groupes timidement curieux. Ces cavaliers, c'était une fraction du guet; ce groupe, c'étaient les empressés du peuple, ceux-là pour qui un roi est toujours une chose curieuse, comme un rhinocéros, un crocodile ou un serpent.

Il frappa son front du plat de sa main en s'écriant:

– Roi de France! quel titre! Peuple de France! quelle masse de créatures! Et voilà que je rentre dans mon Louvre; mes chevaux, à peine dételés, fument encore, et j'ai tout juste soulevé assez d'intérêt pour que vingt personnes à peine me regardent passer… Vingt… que dis-je! non, il n'y a pas même vingt curieux pour le roi de France, il n'y a pas même dix archers pour veiller sur ma maison: archers, peuple, gardes, tout est au Palais-Royal. Pourquoi mon Dieu? Moi, le roi, n'ai-je pas le droit de vous demander cela?

– Parce que, dit une voix répondant à la sienne et qui retentit de l'autre côté de la portière du cabinet, parce qu'au Palais-Royal il y a tout l'or, c'est-à-dire toute la puissance de celui qui veut régner.

Louis se retourna précipitamment.

La voix qui venait de prononcer ces paroles était celle d'Anne d'Autriche. Le roi tressaillit, et s'avançant vers sa mère:

– J'espère, dit-il, que Votre Majesté n'a pas fait attention aux vaines déclamations dont la solitude et le dégoût familiers aux rois donnent l'idée aux plus heureux caractères?

– Je n'ai fait attention qu'à une chose, mon fils: c'est que vous vous plaigniez.

– Moi? pas du tout, dit Louis XIV; non, en vérité; vous vous trompez, madame.

– Que faisiez-vous donc, Sire?

– Il me semblait être sous la férule de mon professeur et développer un sujet d'amplification.

– Mon fils, reprit Anne d'Autriche en secouant la tête, vous avez tort de ne vous point fier à ma parole; vous avez tort de ne me point accorder votre confiance. Un jour va venir, jour prochain peut-être, où vous aurez besoin de vous rappeler cet axiome: «L'or est la toute puissance, et ceux-là seuls sont véritablement rois qui sont tout-puissants.»

– Votre intention, poursuivit le roi, n'était point cependant de jeter un blâme sur les riches de ce siècle?

– Non, dit vivement Anne d'Autriche, non, Sire; ceux qui sont riches en ce siècle, sous votre règne, sont riches parce que vous l'avez bien voulu, et je n'ai contre eux ni rancune ni envie; ils ont sans doute assez bien servi Votre Majesté pour que Votre Majesté leur ait permis de se récompenser eux-mêmes. Voilà ce que j'entends dire par la parole que vous semblez me reprocher.

– À Dieu ne plaise, madame, que je reproche jamais quelque chose à ma mère!

– D'ailleurs, continua Anne d'Autriche, le Seigneur ne donne jamais que pour un temps les biens de la terre; le Seigneur, comme correctif aux honneurs et à la richesse, le Seigneur a mis la souffrance, la maladie, la mort, et nul, ajouta Anne d'Autriche avec un douloureux sourire qui prouvait qu'elle faisait à elle-même l'application du funèbre précepte, nul n'emporte son bien ou sa grandeur dans le tombeau. Il en résulte que les jeunes récoltent les fruits de la féconde moisson préparée par les vieux.

Louis écoutait avec une attention croissante ces paroles accentuées par Anne d'Autriche dans un but évidemment consolateur.

– Madame, dit Louis XIV regardant fixement sa mère, on dirait, en vérité, que vous avez quelque chose de plus à m'annoncer?

– Je n'ai rien absolument, mon fils; seulement, vous aurez remarqué ce soir que M. le cardinal est bien malade?

Louis regarda sa mère, cherchant une émotion dans sa voix, une douleur dans sa physionomie. Le visage d'Anne d'Autriche semblait légèrement altéré; mais cette souffrance avait un caractère tout personnel.

Peut-être cette altération était-elle causée par le cancer qui commençait à la mordre au sein.

– Oui, madame, dit le roi, oui, M. de Mazarin est bien malade.

– Et ce serait une grande perte pour le royaume si Son Éminence venait à être appelée par Dieu. N'est-ce point votre avis comme le mien, mon fils? demanda Anne d'Autriche.

– Oui, madame, oui certainement, ce serait une grande perte pour le royaume, dit Louis en rougissant; mais le péril n'est pas si grand, ce me semble, et d'ailleurs M. le cardinal est jeune encore. Le roi achevait à peine de parler, qu'un huissier souleva la tapisserie et se tint debout, un papier à la main, en attendant que le roi l'interrogeât.

– Qu'est-ce que cela? demanda le roi.

– Un message de M. de Mazarin, répondit l'huissier.

– Donnez, dit le roi.

Et il prit le papier. Mais, au moment où il l'allait ouvrir, il se fit à la fois un grand bruit dans la galerie, dans les antichambres et dans la cour.

– Ah! ah! dit Louis XIV, qui sans doute reconnut ce triple bruit, que disais-je donc qu'il n'y avait qu'un roi en France! je me trompais, il y en a deux.

En ce moment, la porte s'ouvrit, et le surintendant des finances Fouquet apparut à Louis XIV. C'était lui qui faisait ce bruit dans la galerie; c'étaient ses laquais qui faisaient ce bruit dans les antichambres; c’étaient ses chevaux qui faisaient ce bruit dans la cour. En outre, on entendait un long murmure sur son passage qui ne s'éteignait que longtemps après qu'il avait passé. C'était ce murmure que Louis XIV regrettait si fort de ne point entendre alors sous ses pas et mourir derrière lui.

– Celui-là n'est pas précisément un roi comme vous le croyez, dit Anne d'Autriche à son fils; c'est un homme trop riche, voilà tout.

Et en disant ces mots, un sentiment amer donnait aux paroles de la reine leur expression la plus haineuse; tandis que le front de Louis, au contraire, resté calme et maître de lui, était pur de la plus légère ride. Il salua donc librement Fouquet de la tête, tandis qu'il continuait de déplier le rouleau que venait de lui remettre l'huissier. Fouquet vit ce mouvement, et, avec une politesse à la fois aisée et respectueuse, il s’approcha d'Anne d'Autriche pour laisser toute liberté au roi. Louis avait ouvert le papier, et cependant il ne lisait pas. Il écoutait Fouquet faire à sa mère des compliments adorablement tournés sur sa main et sur ses bras.

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