Le visage de Colbert s'éclaircit un moment; mais il en était de sa malheureuse physionomie comme du ciel d'orage, tantôt radieux, tantôt sombre comme la nuit, selon que brille l'éclair ou que passe le nuage.
– Et… il y avait de l'argent chez le surintendant? demanda-t-il.
– Mais, oui, pas mal d'argent, répliqua d'Artagnan… Il faut le croire, puisque M. Fouquet, au lieu de me payer un quartier de cinq mille livres…
– Un quartier de cinq mille livres! s'écria Colbert, saisi comme l'avait été Fouquet de l'ampleur d'une somme destinée à payer le service d'un soldat; cela ferait donc vingt mille livres de pension?
– Juste, monsieur Colbert. Peste! vous comptez comme feu Pythagore; oui, vingt mille livres.
– Dix fois les appointements d'un intendant des finances. Je vous en fais mon compliment, dit Colbert avec un venimeux sourire.
– Oh! dit d'Artagnan, le roi s'est excusé de me donner si peu; aussi m'a-t-il fait promesse de réparer plus tard, quand il serait riche… Mais j'achève étant fort pressé…
– Oui, et malgré l'attente du roi, le surintendant vous a payé?
– Comme, malgré l'attente du roi, vous avez refusé de me payer, vous.
– Je n'ai pas refusé, monsieur, je vous ai prié d'attendre. Et vous dites que M. Fouquet vous a payé vos cinq mille livres?
– Oui; c'est ce que vous eussiez fait, vous; et encore, encore… il a fait mieux que cela, cher monsieur Colbert.
– Et qu'a-t-il fait?
– Il m'a poliment compté la totalité de la somme, en disant que pour le roi les caisses étaient toujours pleines.
– La totalité de la somme! M. Fouquet vous a compté vingt mille livres au lieu de cinq mille.
– Oui, monsieur.
– Et pourquoi cela?
– Afin de m'épargner trois visites à la caisse de la surintendance; donc, j'ai les vingt mille livres là, dans ma poche, en fort bel or tout neuf. Vous voyez donc que je puis m'en aller, n'ayant aucunement besoin de vous et n'étant passé ici que pour la forme.
Et d'Artagnan frappa sur ses poches en riant, ce qui découvrit à Colbert trente-deux magnifiques dents aussi blanches que des dents de vingt-cinq ans, et qui semblaient dire dans leur langage: «Servez-nous trente-deux petits Colbert, et nous les mangerons volontiers.» Le serpent est aussi brave que le lion, l'épervier aussi courageux que l'aigle, cela ne se peut contester. Il n'est pas jusqu'aux animaux qu’on a nommés lâches qui ne soient braves quand il s'agit de la défense. Colbert n'eut pas peur des trente-deux dents de d'Artagnan; il se roidit, et soudain:
– Monsieur, dit-il, ce que M. le surintendant a fait là, il n'avait pas le droit de le faire.
– Comment dites-vous? répliqua d'Artagnan.
– Je dis que votre bordereau… Voulez-vous me le montrer, s'il vous plaît, votre bordereau?
– Très volontiers; le voici.
Colbert saisit le papier avec un empressement que le mousquetaire ne remarqua pas sans inquiétude et surtout sans un certain regret de l'avoir livré.
– Eh bien! monsieur, dit Colbert, l'ordonnance royale porte ceci: À vue, j'entends qu'il soit payé à M. d'Artagnan la somme de cinq mille livres, formant un quartier de la pension que je lui ai faite.
– C'est écrit, en effet, dit d'Artagnan affectant le calme.
– Eh bien! le roi ne vous devait que cinq mille livres, pourquoi vous en a t-on donné davantage?
– Parce qu'on avait davantage, et qu'on voulait me donner davantage; cela ne regarde personne.
– Il est naturel, dit Colbert avec une orgueilleuse aisance, que vous ignoriez les usages de la comptabilité; mais, monsieur, quand vous avez mille livres à payer, que faites-vous?
– Je n'ai jamais mille livres à payer, répliqua d'Artagnan.
– Encore… s'écria Colbert irrité, encore, si vous aviez un paiement à faire, ne paieriez-vous que ce que vous devez.
– Cela ne prouve qu'une chose, dit d'Artagnan: c'est que vous avez vos habitudes particulières en comptabilité, tandis que M. Fouquet a les siennes.
– Les miennes, monsieur, sont les bonnes.
– Je ne dis pas non.
– Et vous avez reçu ce qu'on ne vous devait pas.
L'œil de d'Artagnan jeta un éclair.
– Ce qu'on ne me devait pas encore, voulez-vous dire, monsieur Colbert; car si j'avais reçu ce qu'on ne me devait pas du tout, j'aurais fait un vol.
Colbert ne répondit pas sur cette subtilité.
– C'est donc quinze mille livres que vous devez à la caisse, dit-il, emporté par sa jalouse ardeur.
– Alors vous me ferez crédit, répliqua d'Artagnan avec son imperceptible ironie.
– Pas du tout, monsieur.
– Bon! comment cela?… Vous me reprendrez mes trois rouleaux, vous?
– Vous les restituerez à ma caisse.
– Moi? Ah! monsieur Colbert, n'y comptez pas…
– Le roi a besoin de son argent, monsieur.
– Et moi, monsieur, j'ai besoin de l'argent du roi.
– Soit; mais vous restituerez.
– Pas le moins du monde. J'ai toujours entendu dire qu'en matière de comptabilité, comme vous dites, un bon caissier ne rend et ne reprend jamais.
– Alors, monsieur, nous verrons ce que dira le roi, à qui je montrerai ce bordereau, qui prouve que M. Fouquet non seulement paie ce qu'il ne doit pas, mais même ne garde pas quittance de ce qu'il paie.
– Ah! je comprends, s'écria d'Artagnan, pourquoi vous m'avez pris ce papier, monsieur Colbert.
Colbert ne comprit pas tout ce qu'il y avait de menace dans son nom prononcé d'une certaine façon.
– Vous en verrez l'utilité plus tard, répliqua-t-il en élevant l'ordonnance dans ses doigts.
– Oh! s'écria d'Artagnan en attrapant le papier par un geste rapide, je le comprends parfaitement, monsieur Colbert, et je n'ai pas besoin d'attendre pour cela.
Et il serra dans sa poche le papier qu'il venait de saisir au vol.
– Monsieur, monsieur! s'écria Colbert… cette violence…
– Allons donc! est-ce qu'il faut faire attention aux manières d'un soldat? répondit le mousquetaire; recevez mes baise-mains, cher monsieur Colbert!
Et il sortit en riant au nez du futur ministre.