Литмир - Электронная Библиотека
Содержание  
A
A

– Il n'y avait qu'à ouvrir les oreilles, ou plutôt à les fermer, tant les cris étaient terribles.

– Et c'était du peuple, du vrai peuple?

– Certainement, monsieur; seulement, ce vrai peuple nous a battus.

– Oh! fort bien, continua Colbert tout à sa pensée. Alors vous supposez que c'est le peuple seul qui voulait faire brûler les condamnés?

– Oh! oui, monsieur.

– C'est autre chose… Vous avez donc bien résisté?

– Nous avons eu trois hommes étouffés, monsieur.

– Vous n'avez tué personne, au moins?

– Monsieur, il est resté sur le carreau quelques mutins, un, entre autres, qui n'était pas un homme ordinaire.

– Qui?

– Un certain Menneville, sur qui, depuis longtemps, la police avait l'œil ouvert.

– Menneville! s'écria Colbert; celui qui tua, rue de la Huchette, un brave homme qui demandait un poulet gras?

– Oui, monsieur, c'est le même.

– Et ce Menneville, criait-il aussi: «Vive Colbert!» lui?

– Plus fort que tous les autres; comme un enragé.

Le front de Colbert devint nuageux et se rida. L'espèce d'auréole ambitieuse qui éclairait son visage s'éteignit comme le feu des vers luisants qu'on écrase sous l'herbe.

– Que disiez-vous donc, reprit alors l'intendant déçu, que l'initiative venait du peuple? Menneville était mon ennemi; je l'eusse fait pendre, et il le savait bien; Menneville était à l'abbé Fouquet… toute l'affaire vient de Fouquet; ne sait-on pas que les condamnés étaient ses amis d'enfance?

«C'est vrai, pensa d'Artagnan, et voilà mes doutes éclaircis. Je le répète, M. Fouquet peut-être ce qu'on voudra, mais c'est un galant homme.»

– Et, poursuivit Colbert, pensez-vous être sûr que ce Menneville est mort?

D'Artagnan jugea que le moment était venu de faire son entrée.

– Parfaitement, monsieur, répliqua-t-il en s'avançant tout à coup.

– Ah! c'est vous; monsieur? dit Colbert.

– En personne, répliqua le mousquetaire avec son ton délibéré; il paraît que vous aviez dans Menneville un joli petit ennemi?

– Ce n'est pas moi, monsieur, qui avais un ennemi, répondit Colbert, c'est le roi.

«Double brute! pensa d'Artagnan, tu fais de la morgue et de l'hypocrisie avec moi…»

– Eh bien! poursuivit-il, je suis très heureux d'avoir rendu un si bon service au roi, voudrez-vous vous charger de le dire à Sa Majesté, monsieur l'intendant?

– Quelle commission me donnez-vous, et que me chargez-vous de dire, monsieur? Précisez, je vous prie, répondit Colbert d'une voix aigre et toute chargée d'avance d'hostilités.

– Je ne vous donne aucune commission, repartit d'Artagnan avec le calme qui n'abandonne jamais les railleurs. Je pensais qu'il vous serait facile d'annoncer à Sa Majesté que c'est moi qui, me trouvant là par hasard, ai fait justice de M. Menneville et remis les choses dans l'ordre.

Colbert ouvrit de grands yeux et interrogea du regard le chef du guet.

– Ah! c'est bien vrai, dit celui-ci, que monsieur a été notre sauveur.

– Que ne me disiez-vous, monsieur, que vous veniez me raconter cela? fit Colbert avec envie; tout s'expliquait, et mieux pour vous que pour tout autre.

– Vous faites erreur, monsieur l'intendant, je ne venais pas du tout vous raconter cela.

– C'est un exploit pourtant, monsieur.

– Oh! dit le mousquetaire avec insouciance, la grande habitude blase l'esprit.

– À quoi dois-je l'honneur de votre visite, alors?

– Tout simplement à ceci: le roi m'a commandé de venir vous trouver.

– Ah! dit Colbert en reprenant son aplomb, parce qu'il voyait d'Artagnan tirer un papier de sa poche, c'est pour me demander de l'argent?

– Précisément, monsieur.

– Veuillez attendre, je vous prie, monsieur; j'expédie le rapport du guet.

D'Artagnan tourna sur ses talons assez insolemment, et, se retrouvant en face de Colbert après ce premier tour, il le salua comme Arlequin eût pu le faire; puis, opérant une seconde évolution, il se dirigea vers la porte d'un bon pas.

Colbert fut frappé de cette vigoureuse résistance à laquelle il n'était pas accoutumé. D'ordinaire, les gens d'épée, lorsqu'ils venaient chez lui, avaient un tel besoin d'argent, que, leurs pieds eussent-ils dû prendre racine dans le marbre, leur patience ne s'épuisait pas. D'Artagnan allait-il droit chez le roi? allait-il se plaindre d'une réception mauvaise ou raconter son exploit? C'était une grave matière à réflexion.

En tout cas, le moment était mal choisi pour renvoyer d'Artagnan, soit qu'il vînt de la part du roi, soit qu'il vînt de la sienne. Le mousquetaire venait de rendre un trop grand service, et depuis trop peu de temps, pour qu'il fût déjà oublié.

Aussi Colbert pensa-t-il que mieux valait secouer toute arrogance et rappeler d'Artagnan.

– Hé! monsieur d'Artagnan, cria Colbert, quoi! vous me quittez ainsi?

D'Artagnan se retourna.

– Pourquoi non? dit-il tranquillement; nous n'avons plus rien à nous dire, n'est-ce pas?

– Vous avez au moins de l'argent à toucher, puisque vous avez une ordonnance?

– Moi? pas le moins du monde, mon cher monsieur Colbert.

– Mais enfin, monsieur, vous avez un bon! Et de même que, vous, vous donnez un coup d'épée pour le roi quand vous en êtes requis, je paie, moi, quand on me présente une ordonnance. Présentez.

– Inutile, mon cher monsieur Colbert, dit d'Artagnan, qui jouissait intérieurement du désarroi mis dans les idées de Colbert; ce bon est payé.

– Payé! par qui donc?

– Mais par le surintendant.

Colbert pâlit.

– Expliquez-vous alors, dit-il d'une voix étranglée; si vous êtes payé, pourquoi me montrer ce papier?

– Suite de la consigne dont vous parliez si ingénieusement tout à l'heure, cher monsieur Colbert; le roi m'avait dit de toucher un quartier de la pension qu'il veut bien me faire…

– Chez moi?… dit Colbert.

– Pas précisément. Le roi m'adit: «Allez chez M. Fouquet: le surintendant n'aura peut-être pas d'argent, alors vous irez chez M. Colbert.»

142
{"b":"125135","o":1}