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Ils arrivèrent en vue des deux potences, et Raoul détourna les yeux avec dégoût. Pour d'Artagnan, il ne les vit même pas; sa maison au pignon dentelé, aux fenêtres pleines de curieux, attirait, absorbait même toute l'attention dont il était capable.

Il distingua dans la place et autour des maisons bon nombre de mousquetaires en congé, qui, les uns avec des femmes, les autres avec des amis, attendaient l'instant de la cérémonie. Ce qui le réjouit par-dessus tout, ce fut de voir que le cabaretier, son locataire, ne savait auquel entendre.

Trois garçons ne pouvaient suffire à servir les buveurs. Il y en avait dans la boutique, dans les chambres, dans la cour même. D'Artagnan fit observer cette affluence à Raoul et ajouta:

– Le drôle n'aura pas d'excuse pour ne pas payer son terme. Vois tous ces buveurs, Raoul, on dirait des gens de bonne compagnie. Mordioux! mais on n'a pas de place ici.

Cependant d'Artagnan réussit à attraper le patron par le coin de son tablier et à se faire reconnaître de lui.

– Ah! monsieur le chevalier, dit le cabaretier à moitié fou, une minute, de grâce! J'ai ici cent enragés qui mettent ma cave sens dessus dessous.

– La cave, bon, mais non le coffre-fort.

– Oh! monsieur, vos trente-sept pistoles et demie sont là-haut toutes comptées dans ma chambre; mais il y a dans cette chambre trente compagnons qui sucent les douves d'un petit baril de porto que j'ai défoncé ce matin pour eux… Donnez-moi une minute, rien qu'une minute.

– Soit, soit.

– Je m'en vais, dit Raoul bas à d'Artagnan; cette joie est ignoble.

– Monsieur, répliqua sévèrement d'Artagnan, vous allez me faire le plaisir de rester ici. Le soldat doit se familiariser avec tous les spectacles. Il y a dans l'œil, quand il est jeune, des fibres qu'il faut savoir endurcir, et l'on n'est vraiment généreux et bon que du moment où l'œil est devenu dur et le cœur resté tendre. D'ailleurs, mon petit Raoul, veux-tu me laisser seul ici? Ce serait mal à toi. Tiens, il y a la cour là-bas, et un arbre dans cette cour; viens à l'ombre, nous respirerons mieux que dans cette atmosphère chaude de vins répandus.

De l'endroit où s'étaient placés les deux nouveaux hôtes de l'Image-de-Notre-Dame, ils entendaient le murmure toujours grossissant des flots du peuple, et ne perdaient ni un cri ni un geste des buveurs attablés dans le cabaret ou disséminés dans les chambres. D'Artagnan eût voulu se placer en vedette pour une expédition, qu'il n'eût pas mieux réussi.

L'arbre sous lequel Raoul et lui étaient assis les couvrait d'un feuillage déjà épais. C'était un marronnier trapu, aux branches inclinées, qui versait son ombre sur une table tellement brisée, que les buveurs avaient dû renoncer à s'en servir.

Nous disons que de ce poste d'Artagnan voyait tout. Il observait, en effet, les allées et venues des garçons, l'arrivée des nouveaux buveurs, l'accueil tantôt amical, tantôt hostile, qui était fait à certains arrivants par certains installés Il observait pour passer le temps, car les trente-sept pistoles et demie tardaient beaucoup à arriver.

Raoul le lui fit remarquer.

– Monsieur, lui dit-il, vous ne pressez pas votre locataire, et tout à l'heure les patients vont arriver. Il y aura une telle presse en ce moment, que nous ne pourrons plus sortir.

– Tu as raison, dit le mousquetaire Holà! oh! quelqu'un, mordioux!

Mais il eut beau crier, frapper sur les débris de la table, qui tombèrent en poussière sous son poing, nul ne vint. D'Artagnan se préparait à aller trouver lui-même le cabaretier pour le forcer à une explication définitive, lorsque la porte de la cour dans laquelle il se trouvait avec Raoul, porte qui communiquait au jardin situé derrière, s'ouvrit en criant péniblement sur ses gonds rouillés, et un homme vêtu en cavalier sortit de ce jardin l'épée au fourreau, mais non à la ceinture, traversa la cour sans refermer la porte, et ayant jeté un regard oblique sur d'Artagnan et son compagnon, se dirigea vers le cabaret même en promenant partout ses yeux qui semblaient percer les murs et les consciences.

«Tiens, se dit d'Artagnan, mes locataires communiquent… Ah! c'est sans doute encore quelque curieux de pendaison.»

Au même moment, les cris et le vacarme des buveurs cessèrent dans les chambres supérieures. Le silence, en pareille circonstance, surprend comme un redoublement de bruit. D'Artagnan voulut voir quelle était la cause de ce silence subit. Il vit alors que cet homme, en habit de cavalier, venait d'entrer dans la chambre principale et qu'il haranguait les buveurs, qui tous l'écoutaient avec une attention minutieuse. Son allocution, d'Artagnan l'eût entendue peut-être sans le bruit dominant des clameurs populaires qui faisait un formidable accompagnement à la harangue de l'orateur. Mais elle finit bientôt, et tous les gens que contenait le cabaret sortirent les uns après les autres par petits groupes; de telle sorte, cependant, qu'il n'en demeura que six dans la chambre: l'un de ces six, l'homme à l'épée, prit à part le cabaretier, l'occupant par des discours plus ou moins sérieux, tandis que les autres allumaient un grand feu dans l'âtre: chose assez étrange par le beau temps et la chaleur.

– C'est singulier, dit d'Artagnan à Raoul; mais je connais ces figures-là.

– Ne trouvez-vous pas, dit Raoul, que cela sent la fumée ici?

– Je trouve plutôt que cela sent la conspiration, répliqua d'Artagnan.

Il n'avait pas achevé que quatre de ces hommes étaient descendus dans la cour, et, sans apparence de mauvais desseins, montaient la garde aux environs de la porte de communication, en lançant par intervalles à d'Artagnan des regards qui signifiaient beaucoup de choses.

– Mordioux! dit tout bas d'Artagnan à Raoul, il y a quelque chose. Es-tu curieux, toi, Raoul?

– C'est selon, monsieur le chevalier.

– Moi, je suis curieux comme une vieille femme. Viens un peu sur le devant, nous verrons le coup d'œil de la place. Il y a gros à parier que ce coup d'œil va être curieux.

– Mais vous savez, monsieur le chevalier, que je ne veux pas me faire le spectateur passif et indifférent de la mort de deux pauvres diables.

– Et moi donc, crois-tu que je sois un sauvage? Nous rentrerons quand il sera temps de rentrer. Viens!

Ils s'acheminèrent donc vers le corps de logis et se placèrent près de la fenêtre, qui, chose plus étrange encore que le reste, était demeurée inoccupée.

Les deux derniers buveurs, au lieu de regarder par cette fenêtre, entretenaient le feu.

En voyant entrer d'Artagnan et son ami:

– Ah! ah! du renfort, murmurèrent-ils.

D'Artagnan poussa le coude à Raoul.

– Oui, mes braves, du renfort, dit-il; cordieu! voilà un fameux feu… Qui voulez-vous donc faire cuire?

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