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Et ce disant, d'Artagnan sentit une joie étrange, une joie de jeunesse, un parfum de ces belles et heureuses années d'autrefois monter à sa tête et l'enivrer.

– Pendant ces deux heures, j'irai, dit le mousquetaire, toucher mon quartier de loyer de l'Image-de-Notre-Dame. Ce sera réjouissant. Trois cent soixante-quinze livres! Mordioux! que c'est étonnant! Si le pauvre qui n'a qu'une livre dans sa poche avait une livre et douze deniers, ce serait justice, ce serait excellent; mais jamais pareille aubaine n'arrive au pauvre. Le riche, au contraire, se fait des revenus avec son argent, auquel il ne touche pas… Voilà trois cent soixante-quinze livres qui me tombent du ciel.

«J'irai donc à l'Image-de-Notre-Dame, et je boirai avec mon locataire un verre de vin d'Espagne qu'il ne manquera pas de m'offrir.

«Mais il faut de l'ordre, monsieur d'Artagnan, il faut de l’ordre.

«Organisons donc notre temps et répartissons-en l'emploi.

«Article premier. Athos.

«Art. 2. L 'Image-de-Notre-Dame.

«Art. 3. M. Fouquet.

«Art. 4. M. Colbert.

«Art. 5. Souper.

«Art. 6. Habits, bottes, chevaux, portemanteau.

«Art. 7 et dernier. Le sommeil.

En conséquence de cette disposition, d'Artagnan s'en alla tout droit chez le comte de La Fère auquel modestement et naïvement il raconta une partie de ses bonnes aventures.

Athos n'était pas sans inquiétude depuis la veille au sujet de cette visite de d'Artagnan au roi; mais quatre mots lui suffirent comme explications.

Athos devina que Louis avait chargé d'Artagnan de quelque mission importante et n'essaya pas même de lui faire avouer le secret. Il lui recommanda de se ménager, lui offrit discrètement de l'accompagner si la chose était possible.

– Mais, cher ami, dit d'Artagnan, je ne pars point.

– Comment! vous venez me dire adieu et vous ne partez point?

– Oh! si fait, si fait, répliqua d'Artagnan en rougissant un peu, je pars pour faire une acquisition.

– C'est autre chose. Alors, je change ma formule. Au lieu de: «Ne vous faites pas tuer», je dirai: «Ne vous faites pas voler.»

– Mon ami, je vous ferai prévenir si j'arrête mon idée sur quelque propriété; puis vous voudrez bien me rendre le service de me conseiller.

– Oui, oui, dit Athos, trop délicat pour se permettre la compensation d'un sourire.

Raoul imitait la réserve paternelle. D'Artagnan comprit qu'il était par trop mystérieux de quitter des amis sous un prétexte sans leur dire même la route qu'on prenait.

– J'ai choisi Le Mans, dit-il à Athos. Est-ce pas un bon pays?

– Excellent, mon ami, répliqua le comte sans lui faire remarquer que Le Mans était dans la même direction que la Touraine, et qu'en attendant deux jours au plus il pourrait faire route avec un ami.

Mais d'Artagnan, plus embarrassé que le comte, creusait à chaque explication nouvelle le bourbier dans lequel il s'enfonçait peu à peu.

– Je partirai demain au point du jour, dit-il enfin. Jusque-là, Raoul, veux-tu venir avec moi?

– Oui, monsieur le chevalier, dit le jeune homme, si M. le comte n'a pas affaire de moi.

– Non, Raoul; j'ai audience aujourd'hui de Monsieur, frère du roi, voilà tout.

Raoul demanda son épée à Grimaud, qui la lui apporta sur-le-champ.

– Alors, ajouta d'Artagnan ouvrant ses deux bras à Athos, adieu, cher ami!

Athos l'embrassa longuement, et le mousquetaire, qui comprit bien sa discrétion, lui glissa à l'oreille:

– Affaire d'État!

Ce à quoi Athos ne répondit que par un serrement de main plus significatif encore.

Alors ils se séparèrent. Raoul prit le bras de son vieil ami, qui l'emmena par la rue Saint-Honoré.

– Je te conduis chez le dieu Plutus, dit d'Artagnan au jeune homme; prépare-toi; toute la journée tu verras empiler des écus. Suis-je changé, mon Dieu!

– Oh! oh! voilà bien du monde dans la rue, dit Raoul.

– Est-ce procession, aujourd'hui? demanda d'Artagnan à un flâneur.

– Monsieur, c'est pendaison, répliqua le passant.

– Comment! pendaison, fit d'Artagnan, en Grève?

– Oui, monsieur.

– Diable soit du maraud qui se fait pendre le jour où j'ai besoin d'aller toucher mon terme de loyer! s'écria d'Artagnan. Raoul, as-tu vu pendre?

– Jamais, monsieur… Dieu merci!

– Voilà bien la jeunesse… Si tu étais de garde à la tranchée, comme je le fus, et qu'un espion… Mais, vois-tu, pardonne, Raoul, je radote… Tu as raison, c'est hideux de voir pendre… À quelle heure pendra-t-on, monsieur, s'il vous plaît?

– Monsieur, reprit le flâneur avec déférence, charmé qu'il était de lier conversation avec deux hommes d'épée, ce doit être pour trois heures.

– Oh! il n'est qu'une heure et demie, allongeons les jambes, nous arriverons à temps pour toucher mes trois cent soixante-quinze livres et repartir avant l'arrivée du patient.

– Des patients, monsieur, continua le bourgeois, car ils sont deux.

– Monsieur, je vous rends mille grâces, dit d'Artagnan, qui, en vieillissant, était devenu d'une politesse raffinée.

En entraînant Raoul, il se dirigea rapidement vers le quartier de la Grève.

Sans cette grande habitude que le mousquetaire avait de la foule et le poignet irrésistible auquel se joignait une souplesse peu commune des épaules, ni l'un ni l'autre des deux voyageurs ne fût arrivé à destination.

Ils suivaient le quai qu'ils avaient gagné en quittant la rue Saint-Honoré, dans laquelle ils s'étaient engagés après avoir pris congé d’Athos.

D'Artagnan marchait le premier: son coude, son poignet, son épaule, formaient trois coins qu'il savait enfoncer avec art dans les groupes pour les faire éclater et se disjoindre comme des morceaux de bois. Souvent il usait comme renfort de la poignée en fer de son épée. Il l'introduisait entre des côtes trop rebelles, et la faisant jouer, en guise de levier ou de pince, séparait à propos l'époux de l'épouse, l'oncle du neveu, le frère du frère. Tout cela si naturellement et avec de si gracieux sourires, qu'il eût fallu avoir des côtes de bronze pour ne pas crier merci quand la poignée faisait son jeu, ou des cœurs de diamant pour ne pas être enchanté quand le sourire s'épanouissait sur les lèvres du mousquetaire. Raoul, suivant son ami, ménageait les femmes, qui admiraient sa beauté, contenait les hommes, qui sentaient la rigidité de ses muscles, et tous deux fendaient, grâce à cette manœuvre, l'onde un peu compacte et un peu bourbeuse du populaire.

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