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Fouquet lança un coup d'œil profond à Gourville, et passant devant lui:

– C'est bien; qu'on introduise M. l'abbé Fouquet, dit-il aux valets de pied. Vous avez raison, Gourville.

Deux minutes après, l'abbé parut avec de grandes révérences sur le seuil de la porte.

C'était un homme de quarante à quarante-cinq ans, moitié homme d'Église, moitié homme de guerre, un spadassin greffé sur un abbé; on voyait qu'il n'avait pas d'épée au côté, mais on sentait qu'il avait des pistolets. Fouquet le salua en frère aîné, moins qu'en ministre.

– Qu'y a-t-il pour votre service, dit-il, monsieur l'abbé?

– Oh! oh! comme vous dites cela, mon frère!

– Je vous dis cela comme un homme pressé, monsieur.

L'abbé regarda malicieusement Gourville, anxieusement Fouquet, et dit:

– J'ai trois cents pistoles à payer à M. de Bregi ce soir… Dette de jeu, dette sacrée.

– Après? dit Fouquet bravement, car il comprenait que l'abbé Fouquet ne l'eût point dérangé pour une pareille misère.

– Mille à mon boucher, qui ne veut plus fournir.

– Après?

– Douze cents au tailleur d'habits… continua l'abbé: le drôle m'a fait reprendre sept habits de mes gens, ce qui fait que mes livrées sont compromises, et que ma maîtresse parle de me remplacer par un traitant, ce qui serait humiliant pour l'Église.

– Qu'y a-t-il encore? dit Fouquet.

– Vous remarquerez, monsieur, dit humblement l'abbé, que je n'ai rien demandé pour moi.

– C'est délicat, monsieur, répliqua Fouquet; aussi, comme vous voyez, j'attends.

– Et je ne demande rien; oh! non… Ce n'est pas faute pourtant de chômer… je vous en réponds.

Le ministre réfléchit un moment.

– Douze cents pistoles au tailleur d'habits, dit-il; ce sont bien des habits, ce me semble?

– J'entretiens cent hommes! dit fièrement l'abbé; c'est une charge, je crois.

– Pourquoi cent hommes? dit Fouquet; est-ce que vous êtes un Richelieu ou un Mazarin pour avoir cent hommes de garde? À quoi vous servent ces cent hommes? Parlez, dites!

– Vous me le demandez? s'écria l'abbé Fouquet; ah! comment pouvez vous faire une question pareille, pourquoi j'entretiens cent hommes? Ah!

– Mais oui, je vous fais cette question. Qu'avez-vous à faire de cent hommes? Répondez!

– Ingrat! continua l'abbé s'affectant de plus en plus.

– Expliquez-vous.

– Mais, monsieur le surintendant, je n'ai besoin que d'un valet de chambre, moi, et encore, si j'étais seul, me servirais-je moi-même; mais vous, vous qui avez tant d'ennemis… cent hommes ne me suffisent pas pour vous défendre. Cent hommes!… il en faudrait dix mille. J'entretiens donc tout cela pour que dans les endroits publics, pour que dans les assemblées, nul n'élève la voix contre vous; et sans cela, monsieur, vous seriez chargé d'imprécations, vous seriez déchiré à belles dents, vous ne dureriez pas huit jours, non, pas huit jours, entendez-vous?

– Ah! je ne savais pas que vous me fussiez un pareil champion, monsieur l'abbé.

– Vous en doutez! s'écria l'abbé. Écoutez donc ce qui est arrivé. Pas plus tard qu'hier, rue de la Huchette, un homme marchandait un poulet.

– Eh bien! en quoi cela me nuisait-il, l'abbé?

– En ceci. Le poulet n'était pas gras. L'acheteur refusa d'en donner dix-huit sous, en disant qu'il ne pouvait payer dix-huit sous la peau d'un poulet dont M. Fouquet avait pris toute la graisse.

– Après?

– Le propos fit rire, continua l'abbé, rire à vos dépens, mort de tous les diables! et la canaille s'amassa. Le rieur ajouta ces mots: «Donnez-moi un poulet nourri par M. Colbert, à la bonne heure! et je le paierai ce que vous voudrez.» Et aussitôt l'on battit des mains. Scandale affreux! vous comprenez; scandale qui force un frère à se voiler le visage.

Fouquet rougit.

– Et vous vous le voilâtes? dit le surintendant.

– Non; car justement, continua l'abbé, j'avais un de mes hommes dans la foule; une nouvelle recrue qui vient de province, un M. de Menneville que j'affectionne. Il fendit la presse, en disant au rieur: «- Mille barbes! monsieur le mauvais plaisant, tope un coup d'épée au Colbert! – Tope et tingue au Fouquet! répliqua le rieur.» Sur quoi ils dégainèrent devant la boutique du rôtisseur, avec une haie de curieux autour d'eux et cinq cents curieux aux fenêtres.

– Eh bien? dit Fouquet.

– Eh bien! monsieur, mon Menneville embrocha le rieur au grand ébahissement de l'assistance, et dit au rôtisseur: «- Prenez ce dindon, mon ami, il est plus gras que votre poulet.» Voilà, monsieur, acheva l'abbé triomphalement, à quoi je dépense mes revenus; je soutiens l'honneur de la famille, monsieur.

Fouquet baissa la tête.

– Et j'en ai cent comme cela, poursuivit l'abbé.

– Bien, dit Fouquet; donnez votre addition à Gourville et restez ici ce soir, chez moi.

– On soupe?

– On soupe.

– Mais la caisse est fermée?

– Gourville vous l'ouvrira. Allez, monsieur l'abbé, allez.

L'abbé fit une révérence.

– Alors nous voilà amis? dit-il.

– Oui, amis. Venez, Gourville.

– Vous sortez? Vous ne soupez donc pas?

– Je serai ici dans une heure, soyez tranquille. Puis tout bas à Gourville: – Qu'on attelle mes chevaux anglais, dit-il, et qu'on touche à l'Hôtel de Ville de Paris.

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