– Un arrêt! fit le surintendant avec un frissonnement et une pâleur qu'il ne put cacher. Un arrêt! Et contre qui?
– Contre deux de vos amis.
– Lyodot, d'Emerys, n'est-ce pas?
– Oui, monseigneur.
– Mais arrêt de quoi?
– Arrêt de mort.
– Rendu! Oh! vous vous trompez, Gourville, et c'est impossible.
– Voici la copie de cet arrêt que le roi doit signer aujourd’hui, si toutefois il ne l'a point signé déjà.
Fouquet saisit avidement le papier, le lut et le rendit à Gourville.
– Le roi ne signera pas, dit-il.
Gourville secoua la tête.
– Monseigneur, M. Colbert est un hardi conseiller; ne vous y fiez pas.
– Encore M. Colbert! s'écria Fouquet; çà! pourquoi ce nom vient-il à tout propos tourmenter depuis deux ou trois jours mes oreilles? C'est par trop d'importance, Gourville, pour un sujet si mince. Que M. Colbert paraisse, je le regarderai; qu'il lève la tête, je l'écraserai; mais vous comprenez qu'il me faut au moins une aspérité pour que mon regard s'arrête, une surface pour que mon pied se pose.
– Patience, monseigneur; car vous ne savez pas ce que vaut Colbert… Étudiez-le vite; il en est de ce sombre financier comme des météores que l'œil ne voit jamais complètement avant leur invasion désastreuse; quand on les sent, on est mort.
– Oh! Gourville, c'est beaucoup, répliqua Fouquet en souriant; permettez-moi, mon ami, de ne pas m'épouvanter avec cette facilité; météore, M. Colbert! Corbleu! nous entendrons le météore… Voyons, des actes, et non des mots. Qu'a-t-il fait?
– Il a commandé deux potences chez l'exécuteur de Paris, répondit simplement Gourville.
Fouquet leva la tête, et un éclair passa dans ses yeux.
– Vous êtes sûr de ce que vous dites? s'écria-t-il.
– Voici la preuve, monseigneur.
Et Gourville tendit au surintendant une note communiquée par l'un des secrétaires de l'Hôtel de Ville, qui était à Fouquet.
– Oui, c'est vrai, murmura le ministre, l'échafaud se dresse… mais le roi n'a pas signé, Gourville, le roi ne signera pas.
– Je le saurai tantôt, dit Gourville.
– Comment cela?
– Si le roi a signé, les potences seront expédiées ce soir à l'Hôtel de Ville, afin d'être tout à fait dressées demain matin.
– Mais non, non! s'écria encore une fois Fouquet; vous vous trompez tous, et me trompez à mon tour; avant-hier matin, Lyodot me vint voir; il y a trois jours je reçus un envoi de vin de Syracuse de ce pauvre d'Emerys.
– Qu'est-ce que cela prouve? répliqua Gourville, sinon que la Chambre de justice s'est assemblée secrètement, a délibéré en l'absence des accusés, et que toute la procédure était faite quand on les a arrêtés.
– Mais ils sont donc arrêtés?
– Sans doute.
– Mais où, quand, comment ont-ils été arrêtés?
– Lyodot, hier au point du jour; d'Emerys, avant-hier au soir, comme il revenait de chez sa maîtresse; leur disparition n'avait inquiété personne; mais tout à coup Colbert a levé le masque et fait publier la chose; on le crie à son de trompe en ce moment dans les rues de Paris, et, en vérité, monseigneur, il n'y a plus guère que vous qui ne connaissiez pas l'événement.
Fouquet se mit à marcher dans la chambre avec une inquiétude de plus en plus douloureuse.
– Que décidez-vous, monseigneur? dit Gourville.
– S'il en était ainsi, j'irais chez le roi, s'écria Fouquet. Mais, pour aller au Louvre, je veux passer auparavant à l'Hôtel de Ville. Si l'arrêt a été signé, nous verrons!
Gourville haussa les épaules.
– Incrédulité! dit-il, tu es la peste de tous les grands esprits!
– Gourville!
– Oui, continua-t-il, et tu les perds, comme la contagion tue les santés les plus robustes, c'est-à-dire en un instant.
– Partons, s'écria Fouquet; faites ouvrir, Gourville.
– Prenez garde, dit celui-ci, M. l'abbé Fouquet est là.
– Ah! mon frère, répliqua Fouquet d'un ton chagrin, il est là? il sait donc quelque mauvaise nouvelle qu'il est tout joyeux de m'apporter, comme à son habitude? Diable! si mon frère est là, mes affaires vont mal, Gourville; que ne me disiez-vous cela plus tôt, je me fusse plus facilement laissé convaincre.
– Monseigneur le calomnie, dit Gourville en riant; s'il vient, ce n'est pas dans une mauvaise intention.
– Allons, voilà que vous l'excusez, s'écria Fouquet; un garçon sans cœur, sans suite d'idées, un mangeur de tous biens.
– Il vous sait riche.
– Et il veut ma ruine.
– Non; il veut votre bourse. Voilà tout.
– Assez! Assez! Cent mille écus par mois pendant deux ans! Corbleu! c'est moi qui paie, Gourville, et je sais mes chiffres.
Gourville se mit à rire d'un air silencieux et fin.
– Oui, vous voulez dire que c'est le roi, fit le surintendant; ah! Gourville, voilà une vilaine plaisanterie; ce n'est pas le lieu.
– Monseigneur, ne vous fâchez pas.
– Allons donc! Qu'on renvoie l'abbé Fouquet, je n'ai pas le sou.
Gourville fit un pas vers la porte.
– Il est resté un mois sans me voir, continua Fouquet; pourquoi ne resterait-il pas deux mois?
– C'est qu'il se repent de vivre en mauvaise compagnie, dit Gourville, et qu'il vous préfère à tous ses bandits.
– Merci de la préférence. Vous faites un étrange avocat, Gourville, aujourd'hui… avocat de l'abbé Fouquet!
– Eh! mais toute chose et tout homme ont leur bon côté, leur côté utile, monseigneur.
– Les bandits que l'abbé solde et grise ont leur côté utile? Prouvez-le-moi donc.
– Vienne la circonstance, monseigneur, et vous serez bienheureux de trouver ces bandits sous votre main.
– Alors tu me conseilles de me réconcilier avec M. l'abbé? dit ironiquement Fouquet.
– Je vous conseille, monseigneur, de ne pas vous brouiller avec cent ou cent vingt garnements qui, en mettant leurs rapières bout à bout, feraient un cordon d'acier capable d'enfermer trois mille hommes.