Les yeux du cardinal dévorèrent Louis XIV, car il sentait venir le moment suprême.
– Et, continua le roi, le principal objet de ma visite était un remerciement bien sincère pour le dernier témoignage d'amitié que vous avez bien voulu m'envoyer.
Les joues du cardinal se creusèrent ses lèvres s'entrouvrirent et le plus lamentable soupir qu'il eût jamais poussé se prépara à sortir de sa poitrine.
– Sire, dit-il, j'aurai dépouillé ma pauvre famille; j'aurai ruiné tous les miens, ce qui peut m'être imputé à mal; mais au moins on ne dira pas que j'ai refusé de tout sacrifier à mon roi.
Anne d'Autriche recommença ses pleurs.
– Cher monsieur Mazarin, dit le roi d'un ton plus grave qu'on n'eût dû l'attendre de sa jeunesse, vous m'avez mal compris, à ce que je vois.
Mazarin se souleva sur son coude.
– Il ne s'agit point ici de ruiner votre chère famille, ni de dépouiller vos serviteurs; oh! non, cela ne sera point.
«Allons, il va me rendre quelque bribe, pensa Mazarin; tirons donc le morceau le plus large possible.»
«Le roi va s'attendrir et faire le généreux, pensa la reine; ne le laissons pas s'appauvrir, pareille occasion de fortune ne se représentera jamais.»
– Sire, dit tout haut le cardinal, ma famille est bien nombreuse et mes nièces vont être bien privées, moi n'y étant plus.
– Oh! s'empressa d'interrompre la reine, n'ayez aucune inquiétude à l'endroit de votre famille, cher monsieur Mazarin; nous n'aurons pas d'amis plus précieux que vos amis; vos nièces seront mes enfants, les sœurs de Sa Majesté, et, s'il se distribue une faveur en France, ce sera pour ceux que vous aimez.
«Fumée!» pensa Mazarin, qui connaissait mieux que personne le fond que l'on peut faire sur les promesses des rois. Louis lut la pensée du moribond sur son visage.
– Rassurez-vous, cher monsieur de Mazarin, lui dit-il avec un demi sourire triste sous son ironie, Mlles de Mazarin perdront en vous perdant leur bien le plus précieux; mais elles n'en resteront pas moins les plus riches héritières de France, et puisque vous avez bien voulu me donner leur dot…
Le cardinal était haletant.
– Je la leur rends, continua Louis, en tirant de sa poitrine et en allongeant vers le lit du cardinal le parchemin qui contenait la donation qui, depuis deux jours, avait soulevé tant d'orages dans l'esprit de Mazarin.
– Que vous avais-je dit, monseigneur? murmura dans la ruelle une voix qui passa comme un souffle.
– Votre Majesté me rend ma donation! s'écria Mazarin si troublé par la joie qu'il oublia son rôle de bienfaiteur.
– Votre Majesté rend les quarante millions! s'écria Anne d’Autriche, si stupéfaite qu'elle oublia son rôle d'affligée.
– Oui, monsieur le cardinal, oui, madame, répondit Louis XIV, en déchirant le parchemin que Mazarin n'avait pas encore osé reprendre; oui, j'anéantis cet acte qui spoliait toute une famille; le bien acquis par Son Éminence à mon service est son bien et non le mien.
– Mais, Sire, s'écria Anne d'Autriche, Votre Majesté songe-t-elle qu'elle n'a pas dix mille écus dans ses coffres?
– Madame, je viens de faire ma première action royale, et, je l'espère, elle inaugurera dignement mon règne.
– Ah! Sire, vous avez raison! s'écria Mazarin; c'est véritablement grand, c'est véritablement généreux, ce que vous venez de faire là!
Et il regardait, l'un après l'autre, les morceaux de l'acte épars sur son lit, pour se bien assurer qu'on avait déchiré la minute et non pas une copie.
Enfin, ses yeux rencontrèrent celui où se trouvait sa signature, et, la reconnaissant, il se renversa tout pâmé sur son chevet. Anne d'Autriche, sans force pour cacher ses regrets, levait les mains et les yeux au ciel.
– Ah! Sire, s'écria Mazarin, ah! Sire, serez-vous béni! Mon Dieu! serez-vous aimé par toute ma famille!… Per bacco! si jamais un mécontentement vous venait de la part des miens, Sire, froncez les sourcils et je sors de mon tombeau.
Cette pantalonnade ne produisit pas tout l'effet sur lequel avait compté Mazarin. Louis avait déjà passé à des considérations d'un ordre plus élevé; et, quant à Anne d'Autriche, ne pouvant supporter, sans s'abandonner à la colère qu'elle sentait gronder en elle, et cette magnanimité de son fils et cette hypocrisie du cardinal, elle se leva et sortit de la chambre, peu soucieuse de trahir ainsi son dépit.
Mazarin devina tout, et, craignant que Louis XIV ne revînt sur sa première décision, il se mit, pour entraîner les esprits sur une autre voie, à crier comme plus tard devait le faire Scapin, dans cette sublime plaisanterie que le morose et grondeur Boileau osa reprocher à Molière. Cependant, peu à peu les cris se calmèrent, et quand Anne d'Autriche fut sortie de la chambre, ils s'éteignirent même tout à fait.
– Monsieur le cardinal, dit le roi, avez-vous maintenant quelque recommandation à me faire?
– Sire, répondit Mazarin, vous êtes déjà la sagesse même, la prudence en personne; quant à la générosité, je n'en parle pas: ce que vous venez de faire dépasse ce que les hommes les plus généreux de l'antiquité et des temps modernes ont jamais fait.
Le roi demeura froid à cet éloge.
– Ainsi, dit-il, vous vous bornez à un remerciement, monsieur, et votre expérience, bien plus connue encore que ma sagesse, que ma prudence et que ma générosité, ne vous fournit pas un avis amical qui me serve pour l'avenir?
Mazarin réfléchit un moment.
– Vous venez, dit-il, de faire beaucoup pour moi, c'est-à-dire pour les miens, Sire.
– Ne parlons pas de cela, dit le roi.
– Eh bien! continua Mazarin, je veux vous rendre quelque chose en échange de ces quarante millions que vous abandonnez si royalement.
Louis XIV fit un mouvement qui indiquait que toutes ces flatteries le faisaient souffrir.
– Je veux, reprit Mazarin, vous donner un avis; oui, un avis, et un avis plus précieux que ces quarante millions.
– Monsieur le cardinal! interrompit Louis XIV.
– Sire, écoutez cet avis.
– J'écoute.
– Approchez-vous, Sire, car je m'affaiblis… Plus près, Sire, plus près.
Le roi se courba sur le lit du mourant.
– Sire, dit Mazarin, si bas que le souffle de sa parole arriva seul comme une recommandation du tombeau aux oreilles attentives du jeune roi… Sire, ne prenez jamais de Premier ministre.
Louis se redressa, étonné.