– C'est pour vous madame… heu Van Dyke… Un M. Hugo…
Anita prit le téléphone et reconnut la voix du jeune homme. Il l'appelait d'un coin perdu, sur une plage au sud de Sinès. Dans un hangar à bateau.
Il avait trouvé Travis.
Ou plutôt, comme il le corrigea avec un petit rire, c'était lui qui les avait trouvés.
CHAPITRE XXIV
L'homme était grand, avait la peau burinée par le soleil, l'eau et le ciel, les traits émaciés et les yeux, d'un bleu intense et profond, creusés d'une très ancienne fatigue. Ses cheveux blonds étaient coupés court, dans une brosse à l'aspect militaire. Il leur faisait face, maintenant, une main posée sur l'épaule d'Alice qui se blottissait contre lui. Son gros 45 automatique était passé à la ceinture et il regardait Pinto et Hugo avec un mélange de curiosité, de reconnaissance et d'une lueur insondable. Un très vague sourire ornait le coin de ses lèvres, comme la trace indélébile, permanente, d'une forme d'humour très secret.
Une heure auparavant, quand la voix avait éclaté derrière eux, Hugo n'avait pas bougé, comme elle le leur avait indiqué. Pinto s'était figé, comme transformé en statue de sel, mais Alice s'était retournée, et elle avait lâché un petit cri.
– Daddy?
Hugo avait instantanément compris de quoi il s'agissait.
Un bruit de pas sur la roche s'était approché d'eux et Pinto s'était retourné à son tour…
– Putain, s'était-il exclamé, Stephen, qu'est-ce que tu fous…
La voix avait claqué, sèchement.
– Alice, mets-toi de côté, s'il te plaît.
Hugo avait entendu le petit bruit du percuteur qu'on relève. Il avait vu Alice disparaître derrière lui en courant et en criant «daddy» à nouveau.
Il avait entr'aperçu un mélange de larmes et de joie dans le regard de la fillette, à cette ultime seconde. Puis il avait continué calmement de contempler le métal de la porte, les mains bien en vue. Ce n'était pas le moment de faire une connerie. Il compta sur Alice et Pinto pour résoudre le problème.
– Stephen, reprenait Pinto, à la fois soulagé et inquiet, Christus, ça fait des jours qu'on te cherche…
Seul le ressac de l'Océan répondait à Pinto.
Il entendit une petite voix, brisée par l'émotion, égrener quelques mots en anglais, couverts par le bruit des vagues.
– … Ce sont des amis, dad, je te le promets… pas fait de mal, ils m'aident à te retrouver…
Il perçut un vague borborygme, comme un juron étouffé.
Hugo tourna très précautionneusement sur lui-même, dans un geste lent et très fluide, les deux mains à hauteur des oreilles.
Il vit Pinto d'abord, les bras ballants, une sorte de sourire anxieux aux lèvres, les rochers entassés le long de la rampe, l'Océan, puis l'homme, tenant Alice d'un bras et pointant un gros pistolet sur lui.
Le soleil lui faisait presque face et il ne voyait que deux silhouettes, noyées dans une lumière de cuivre en fusion. Mais le gros objet pointé sur lui ne laissait aucun doute.
La grande silhouette qui tenait Alice s'avança encore un peu et sa voix s'éleva à nouveau:
– Qui c'est, ce type?
La voix s'était adressée à Pinto.
– Stephen, putain, c'est un ami. Il se nomme Hugo… heu… Berthold Zukor et putain il a convoyé ta fille d'Amsterdam jusqu'ici.
L'homme n'était plus qu'à quelques mètres et Hugo put commencer à discerner ses traits.
Le regard de l'homme se faisait plus humain, visiblement. La main qui tenait l'arme flottait plus mollement, indiquant le doute et l'hésitation.
Alice se blottit plus profondément contre l'épaule de son père.
– Dad, c'est vrai… Hugo m'a conduite depuis Amsterdam… Il… Il m'a protégée tout ce temps et il m'a sauvée des hommes de maman…
Hugo fit un léger sourire à Alice qui le lui rendit, derrière une buée de larmes contradictoires.
Merci, Alice, pensait-il, en faisant en sorte que le message soit perceptible par son simple regard.
Une sorte d'amitié inaltérable s'était formée entre elle et lui, il pouvait le ressentir comme une marée montante à l'intérieur de son être tout entier.
L'homme observa Hugo avec curiosité.
Il s'apprêta à lui demander quelque chose, puis se retint, regarda Pinto, puis le garage, puis Hugo à nouveau et poussa un soupir.
Il rabattit le percuteur, glissa le pistolet à sa ceinture et tendit franchement la main vers Hugo.
– Veuillez m'excuser… Stephen Travis, comme vous l'avez deviné je suis le père de la petite Alice.
Hugo baissa une main et tendit l'autre.
– Berthold Zukor… mais on m'appelle Hugo. Malgré les apparences je suis extrêmement soulagé de vous rencontrer.
L'homme lui rendit son sourire, avec un bref éclat de rire.
– Je suis désolé de l'accueil que je vous ai réservé… mais je suis un peu à cran en ce moment…
Hugo ne répondit rien.
Puis regardant Pinto qui s'avançait vers eux, l'homme tendit les bras vers lui.
– Nom de dieu, Joachim, ça fait quand même plaisir de te voir.
Et une longue accolade les réunit.
– Bon, faut pas rester comme ça, à découvert… Travis se sépara de Pinto et tapota un code sur le clavier digital.
Un petit claquement suivi d'un bruit de moteur se fit entendre. La porte commença à se relever, les obligeant à se repousser. Elle bascula vers le haut, pour se ranger contre le plafond, lentement, dans un strip-tease mécanique.
Hugo ne pouvait détacher ses yeux de l'ouverture immense qui se dévoilait.
Dans la pénombre du hangar, un splendide voilier noir et blanc, parfaitement gréé et prêt au départ pointait son beaupré vers le soleil.
– C'est donc ça la Manta, demanda Hugo en anglais, en marchant lentement le long de la coque. Un beau seize mètres, au moins. Fin et racé.
– Oui, répondit Travis, il nous a fallu près de trois ans pour achever sa construction.
– Ici? demanda Hugo en montrant le haut hangar d'aluminium.
– Non, non, répondit Travis en riant. Ici nous ne l'avons amené qu'en novembre dernier, pour les finitions et les réglages… Il était en construction dans un atelier naval à Lisbonne.
Travis les conduisait à un petit bureau vitré, situé au sommet d'un escalier qui formait ensuite une coursive à trois mètres du sol, le long du hangar.
Ils prirent place dans le petit bureau, Travis se postant devant un vasistas qui donnait sur la plage. Sa fille vint se coller à ses côtés. Hugo s'assit sur un vieux fauteuil et Pinto sur une chaise qu'il retourna pour prendre appui sur le dossier.
Travis se retourna vers Hugo et Pinto.
– J'ai l'impression que vous avez une longue histoire à me raconter.
Il ouvrit un tiroir et sortit une grosse pipe d'écume qu'il bourra de tabac. Ses yeux ne quittaient pas Hugo, qui se fendit d'un sourire.
– Je suis sûr que vous aussi… Vous vivez sous une fausse identité? O'Connell, le nom de votre mère?
L'homme alluma sa pipe en ne le quittant pas des yeux. Il recracha méthodiquement quelques bouffées de fumée bleue.
– Oui. Je n'ai toujours pas compris comment vous m'avez repéré, d'ailleurs.
– À l'auberge. Là-bas, il y a certaines de vos toiles.
– Oui, mais comment avez-vous su que c'était moi? Que Travis et O'Connell ne faisaient qu'un?
Hugo tenta de trouver une réponse claire. Ce n'était pas facile.
– Je ne sais pas trop. Pinto m'avait dit vous avoir rencontré un jour vers Odeceixe et vous lui aviez parlé d'un coin vers le cap de Sines à une lointaine époque. On a cherché. Et quand je suis entré dans ce bar j'ai vu les toiles. Anita m'avait dit que vous aviez été dans la Royal Navy et j'ai fait la relation…
Quelques lourdes volutes bleues.
– Qui est Anita?
– Anita Van Dyke… Une flic d'Amsterdam… Elle enquête sur votre femme…
– C'est elle qu'Alice est allée voir à Amsterdam?
Il tournait la tête vers sa fille, qui hocha affirmativement la tête.