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– Assieds-toi, ma petite.

La voix était légèrement voilée, chaude, amicale.

Elle indiqua une des chaises noires, aux lignes austères, qui faisaient face à son vieux fauteuil de cuir. Alice choisit celle de gauche et s'y tint, très droite, comme une élève modèle de collège privé. Elle se concentrait totalement sur la situation, tâchant de ne pas en perdre le contrôle. Ce qu'elle avait à faire était assez difficile comme ça.

Anita Van Dyke plongea ses yeux dans ceux d'Alice qui se sentit passer au scanner.

C'est normal, pensait-elle, en essayant de conserver son calme, elle veut juste savoir si je mens, si je raconte des histoi…

– Comment te nommes-tu, ma petite?

Alice avait légèrement sursauté, juste parce qu'elle s'était laissée aller à rêvasser stupidement alors qu'il fallait rester vigilante…

– Alice Barcelona Kristensen.

Elle s'était parfaitement reprise et avait répondu presque aussitôt.

– Barcelona?

La voix était toujours douce et sans intonations suspectes.

Alice comprit que la flic essayait de la mettre en confiance, tout en lui arrachant doucement quelques renseignements à droite, à gauche.

– C'est mon père qui a eu l'idée, il adorait Barcelone, mais vous savez, vous pouvez me questionner tout de suite pour les meurtres, je n'ai pas peur… C'est pour ça que je suis venue.

Elle sembla se détendre un peu plus et elle relâcha le sac de sport en émettant une sorte de soupir.

Anita Van Dyke observa attentivement la jeune adolescente.

Alice Kristensen regardait un point placé dans l'espace quelque part entre le bureau et elle.

– Bon d'accord, alors qu'est-ce que c'est que cette histoire de meurtres, dis-moi?

Alice Kristensen ne répondit pas tout de suite. Elle tritura nerveusement la lanière de son sac de sport qui était retombée sur ses genoux. Puis en relevant légèrement la tête et en regardant l'inspecteur par en dessous, comme si elle avait honte de ce qu'elle avait à dire, elle se remordit la lèvre inférieure et lança d'une voix blanche:

– Ce sont mes parents.

Anita Van Dyke attendit la suite mais rien ne vint. Alice se perdait dans une profonde réflexion intérieure.

– Qu'est-ce que tu veux dire avec tes parents? Ils ont vu un meurtre? Quelque chose s'est passé chez toi? Il faut que tu me dises vite de quoi il s'agit si tu veux que je puisse t'aider efficacement.

Alice tritura de nouveau la sangle du sac et sans même regarder le policier:

– Non… ce n'est pas ça. Heu… Les meurtres… Ce sont mes parents. Ce sont eux qui tuent des gens.

Anita Van Dyke retint son souffle dans le silence qui clouait la pièce comme un cercueil.

Après quelques instants de stupéfaction, Anita avait analysé la situation et avait aussitôt mis en place un premier plan d'opérations, qui assurerait ses arrières.

– Bien, maintenant si tu ne veux pas être venue pour rien, il faut que tu m'écoutes attentivement, d'accord?

Alice avait acquiescé de la tête.

– Bon… tu vas d'abord me raconter les grandes lignes, de quoi il s'agit exactement. Ensuite nous ferons une première déposition que tu devras signer. Puis si tu le veux bien et si tu n'es pas trop fatiguée on reprendra les choses plus en détail, d'accord?

Un nouveau signe de la tête. Il y avait comme un premier accord tacite, une sorte de premier étage de la confiance qui se scellait doucement et Anita comprit qu'elle suivait la bonne voie.

– Bien, reprit-elle d'un ton plus cool, franchement amical. Tu ne vois pas d'inconvénient à ce qu'on enregistre notre conversation?

Elle ouvrait un tiroir d'où elle sortait un petit dictaphone japonais.

Alice réfléchit une demi-seconde avant de faire non de la tête.

Anita posa le magnétophone sur son bureau, appuya sur la touche record et alluma son ordinateur.

Alice contempla un instant, fascinée, le tube bleu de l'appareil jeter ses reflets spectraux sur le visage de la femme-policier.

– Bon, ensuite je dois te dire que tu as tout à fait le droit à un avocat, dès maintenant, et que je vais devoir prendre ta déposition sous la foi du serment, d'accord?

– Oui, d'accord, émit-elle à l'attention du magnétophone… Je n'ai pas besoin d'avocat… Je…je viens juste témoigner de quelque chose…

Sa voix se bloqua, étranglée.

Anita lui envoya un petit sourire complice de reconnaissance et enchaîna:

– Bon, tout d'abord tu vas me donner ton nom, ton adresse, le nom de tes parents et leur profession, d'accord.

– Oui, fit-elle d'une petite voix enrouée. Je m'appelle Alice Barcelona Kristensen. Je porte le nom de ma… maman, Eva Kristensen. J'ai douze ans et demi et je vis au 55 Rembrandt Straat avec mes parents, enfin c'est-à-dire avec… maman et mon nouveau père, mon beau-père, Wilheim Brunner… Mes parents dirigent des sociétés…

Le bruit mat des touches sur lesquelles volaient les doigts d'Anita Van Dyke emplit la pièce et Alice contempla, fascinée, la vélocité et l'agilité avec lesquelles la jeune femme aux cheveux cuivrés faisait courir ses index effilés sur le clavier de la machine.

– Parfait, dit-elle. Maintenant raconte-moi tout, depuis le début.

Elle pivota et lui fit face à nouveau. Elle se logea bien au fond du fauteuil rapiécé.

Son visage était calme et concentré, attentif, Alice le décela parfaitement.

– Voilà, commença la jeune adolescente qui semblait avoir répété son texte pendant des heures, voire des jours durant. Ça a vraiment commencé l'année dernière, enfin non à la fin de l'année d'avant. C'est là que je me suis rendu compte qu'il se passait des choses bizarres… Et puis, en fait un peu avant…

C'est pendant l'été de ses dix ans qu'Alice Kristensen entendit pour la première fois mamie s'engueuler avec maman.

Du haut de l'escalier, l'immense escalier qui menait de l'étage vers le vestibule de l'immense salon blanc Arts déco, elle avait entendu mamie ouvrir une porte en précédant maman. Puis mamie avait déclaré:

– Tu n'es qu'une traînée. Et ton Autrichien est un benêt…

– Mais enfin maman, avait répondu la jeune femme blonde, enveloppée dans la soie d'une splendide robe de soirée, il a de l'argent, son père est un industriel qui a réussi en Allemagne, il a hérité d'une grosse fortune et. d'affaires très rentables…

– Non… ce type ne me plaît pas… Il me semble faux, hypocrite, il respire quelque chose que je n'aime pas…

– Voyons maman… Nous nous entendons bien pourtant lui et moi…

– C'est ce que je disais, tu n'es qu'une traînée, une traînée de luxe mais une traînée quand même, et le mot avait résonné longuement aux oreilles d'Alice.

– Crois-tu vraiment que ce type puisse s'occuper d'Alice, reprenait mamie. Il ne sait que conduire des voitures de sport et sortir dans des boîtes à la mode, avec des filles futiles… Il sera incapable d'élever l'enfant, crois-tu que c'est cela qu'aurait voulu ton père? Bon sang Eva, comment ce type pourrait faire un père décent…

– Il vaudra bien le vrai, avait répondu sa mère et Alice avait comprit qu'elle parlait de l'homme de ses souvenirs et de la photo. Stephen Travis, son père. L'Anglais de Barcelone comme l'appelait sa mère, parfois.

– Ahh, avait rugi mamie, ses boucles d'oreilles dorées tintinnabulant dans l'immense pièce silencieuse. Tu compromets tout… Tu mériterais de finir dans le ruisseau…

– Ne me dis pas que tu as pensé à me rayer du testament de papa?

Mamie haussa les épaules:

– Tu sais bien que ce ne serait pas légal, donc impossible… Notre cher disparu possédait plus des trois quarts de tout cela (elle embrassa la maison et tout ce qui s'étendait au-dehors, d'un seul geste). Son testament spécifiait bien qu'à ma mort tout ce qui lui appartenait devait te revenir… Mais…

Mamie fixait sa fille, toute droite sur le grand tapis:

– Mais, reprit-elle, de moi tu ne recevras qu'une part symbolique, le reste je l'aurai transféré à une fondation pour enfants leucémiques que tu connais…

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