Mais là-haut le type qui portait Alice arrivait déjà à la portière de leur véhicule, qui achevait un demi-tour.
C'était trop tard, nom de dieu. Il vit un homme sortir de l'obscurité et dévaler le chemin pour lancer quelque chose vers la voiture d'Anita, garée sur le bord du hangar.
Une énorme corolle de flammes gonfla, dans un tonnerre assourdissant, illuminant le décor. La voiture explosa, littéralement, en se soulevant et en éjectant toutes ses portières. L'explosion déchiqueta le corps du type qui s'était effondré contre une roue… Une grenade, ces fils de pute disposaient de grenades. L'homme remontait en courant vers la voiture. Il tira vers lui, mais au bout de deux ou trois balles, son pistolet émit le bruit désespérant du chargeur vide. Il dut ralentir pour éjecter le magasin dans la flotte et en enclencher un autre, à toute vitesse. Anita courait désormais devant lui. Tirant elle aussi, vers un autre type qui bascula en avant. Il entendit deux hurlements conjoints. Un hurlement mécanique, celui du moteur de la voiture qui démarrait à toute puissance sur le chemin, remontant vers la route dans un nuage de gaz et de terre, allumant brutalement ses phares. Et un cri. Un cri humain qui provenait du bâtiment.
Le cri de Travis. Un cri parfaitement désespéré, qui fit résonner le nom d'Alice dans la réverbération géante du hangar.
Il rattrapa Anita sur les rochers entassés qui bordaient la rampe. Il vit Travis, debout près du hangar, vieilli de cent ans, le regard vidé de toute expression. Les bras ballants, son 45 pendant mollement le long de la jambe. Sur le terre-plein qui bordait le hangar, la Datsun d'Anita était en flammes, évacuant une grosse fumée noire, puant le plastique brûlé. Un corps ensanglanté et mutilé avait roulé sur les rochers, avec une pluie de Plexiglas et de métal noirci. Une fantasmagorie rouge et orange dansait sur la surface d'aluminium du hangar ainsi que sur le sable, le béton et la surface de la mer. À quelques mètres de là, assis au milieu du chemin, près des débris calcinés du coffre, Hugo vit un homme bizarrement assis, les deux jambes écartées, les mains à plat sur le sol, la têté baissée.
Un peu plus haut une autre silhouette était allongée, face contre terre, plus immobile qu'une pierre.
Il se dirigea tout de suite vers l'homme assis. Il y avait un pistolet à ses pieds, qu'il fit dinguer de sa botte, loin sur le côté. L'homme relevait doucement la tête. Son visage était livide et recouvert d'un film gras de sueur qui brillait dans la lumière dansante des flammes. Une grosse tache rouge s'étoilait sur son ventre. Le type respirait difficilement, par à-coups irréguliers.
Hugo plongea son regard dans le sien. Vu l'apparence de la blessure, c'était grave.
Il pointa lentement son arme vers le front de l'homme, qui loucha vers le canon.
Il aperçut Anita qui le rejoignait, suivie de Travis, avançant comme un automate.
– Ils ont tué Pinto… Et les fils du téléphone sont coupés.
La voix d'Anita était d'une gravité extrême.
Travis contemplait l'homme, mais il ne semblait même pas le voir. Son esprit fuyait dans la nuit, à la poursuite de cette voiture, et de sa fille.
Hugo se racla la gorge et prit son inspiration. Ce qu'il allait devoir faire lui tenaillait horriblement l'estomac, par anticipation.
– De quelle nationalité es-tu? demanda-t-il en anglais à l'homme, immobile comme un pantin aux fils sectionnés.
L'homme toussa puis émit, dans un souffle:
– I'm French…
– Bien, reprit Hugo dans sa langue maternelle. Écoute, vous avez eu la bonne idée de couper le téléphone et de bousiller la voiture… On ne va même pas pouvoir appeler un médecin…
Il laissa sa phrase en suspens. Il fallait que le type intègre l'information. Avec toutes ses conséquences. Ce ne serait pas si facile…
Il puisa au fond de lui les ressources nécessaires pour continuer. Il détestait au plus haut point ce qu'il allait faire.
– Tu as remarqué comme moi que tes petits copains n'ont pas pris la peine de t'attendre… je vais passer un marché avec toi.
L'homme baissa la tête vers sa blessure et releva la tête. Un rictus distendait sa bouche. La douleur commençait sans doute à devenir insupportable.
Hugo ferma les yeux un instant. Prit une profonde inspiration. Il fallait juste ne pas penser et assurer le coup, nom de dieu.
– Ça va être redoutablement simple. En fait on peut prévenir les flics. On a une radio dans le bateau… Pour ça j'ai juste besoin que tu nous dises où se sont barrés les autres, dans la bagnole.
Le vent amena un nuage de fumée autour d'eux.
– Dans l'autre cas on te laissera pourrir sur ce bout de plage. D'après mon expérience, si t'es un peu robuste, tu peux en avoir pour toute la nuit.
Ça voulait dire une éternité, ça…
L'homme poussa un long soupir qui se termina dans une quinte de toux, chargée de sang.
– Je… J'sais pas exactement… Seul le chef savait…
– Rien qu'une indication, peut-être?
L'homme fut pris d'une nouvelle quinte de toux.
Des postillons rougeâtres giclèrent sur sa chemise et le sable.
– Je… Oui, vers le sud… Sur une plage, j'crois bien.
Hugo se tourna vers Anita.
– On a beach, lui traduisit-il bizarrement en anglais. South.
Il vit Anita tressaillir.
– Une plage? lui répondit-elle en néerlandais, bon sang, ça veut dire un bateau, ça…
Hugo lui transmit un faible sourire.
– C'est mon avis aussi.
Il fit de nouveau face à l'homme.
– Vous deviez transborder Alice sur un bateau, c'est ça?
L'homme s'étrangla. Du sang perla à ses lèvres.
– Vous deviez transborder Alice sur un bateau?
Ne pas faillir. Juste continuer.
– J'sais pas j'vous dis… Une plage c'est tout ce que j'sais… vers le sud.
Une violente quinte de toux le fit se plier de douleur.
Hugo regarda l'homme en essayant d'anéantir l'élan de compassion qui le menaçait de l'intériêur. C'était con, vraiment, mais il fallait faire le choix. Entre ce type et Alice.
Il attrapa Anita par le bras et se tourna vers Travis…
Celui-ci semblait à peine sortir de son état d'hébétude. Ses yeux étaient pleins d'une détermination glacée lorsque Hugo plongea son regard dans le sien.
– Bien, tout ce qu'il vous reste à faire, monsieur Travis, c'est nous apprendre sur le tas à manier votre petit chef-d'œuvre.
Il s'efforça de ne jeter aucun regard en arrière lorsqu'ils foncèrent vers l'entrée du hangar.
CHAPITRE XXV
Ce qui importe, ce n'est même pas d'être le plus fort, mais le survivant.
BERTOLT BRECHT, Dans la jungle des villes.
La nuit était d'un noir d'encre et les embruns fouettaient leurs visages. L'eau de mer balayait le pont, les trempant jusqu'aux os. Des nuages sans cesse plus nombreux couraient sur le ciel, occultant les étoiles. Un vent froid soufflait maintenant, venant du sud-ouest et là-bas, à l'horizon, il y avait comme un mur sombre, dense et menaçant. Des éclairs blanc-bleu traversaient parfois cette nuée encore lointaine, mais dont la présence se rapprochait implacablement.
Les vagues étaient devenues de puissantes ondulations liquides, écumantes de rage.
La Manta tranchait les flots, pilotée par Travis qui courait d'un bout à l'autre de l'embarcation, en leur hurlant des ordres qu'ils ne comprenaient pas toujours du premier coup. Il demandait à Hugo de s'actionner sur un winch, puis sur un autre et Anita, dont la blessure ne permettait pas d'efforts trop prononcés, le remplaçait par moments à la barre. Le reste du temps elle communiquait par radio avec les gardes-côtes et la police de Faro.
– Il y a un orage terrible sur Faro et Sagrès, leur cri a-t-elle en remontant sur le pont. Une grosse tempête. Les hélicos ne pourront pas sortir et les navires vont être à la peine. Même l'aéroport est fermé…