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CHAPITRE VII

La soirée était irrémédiablement foutue, pensait Wilheim Brunner. Alors ça en plus ou en moins, au point où on en était.

Le point où on en était, c'était qu'Eva allait exploser. C'était l'évidence la plus primaire. Elle allait exploser et les conséquences en seraient désastreuses sur le voisinage immédiat. Les personnes faibles, vieilles, ou souffrantes n'avaient pas intérêt à se trouver sur sa route quand elle arrivait à de tels états de surchauffe. Comme cet imbécile de petit domestique géorgien qui se prit la règle en pleine poire, à son passage, alors qu'elle lui hurlait de déguerpir au plus vite.

Il faut dire que tout avait irrésistiblement foiré. L'opération de surveillance de Koesler s'était muée en une véritable catastrophe. Le Sud-Africain n'y couperait pas. Dès son retour, il aurait droit au châtiment corporel.

Alice en avait profité pour prendre la fuite, évidemment, et plus la nuit avançait, plus la tension montait dans le salon qu'Eva avait transfonné en cabinet de crise, faisant placarder des cartes de l'Europe sur les murs et demandant à tout le monde, y compris Oswald, de se tenir prêt à y passer une nuit blanche.

Un des gardes du corps d'Eva monta le central radio sur la table, qu'un jeune type brun à lunettes manœuvra.

Elle demanda à Sorvan de prendre la tête des opérations de recherche et de lancer plusieurs patrouilles au sud des Pays-Bas, sur toutes les grandes voies de communication. France, Belgique. Ces équipes devaient se coordonner à celles de Koesler en route depuis Amsterdam et traquer Alice sans répit, sur les routes, dans les gares, les stations d'autocars, et les stations-service. Alice allait certainement droit vers le sud. Les équipes de Sorvan lui couperaient la route. Eva commença à placer des pastilles colorées sur l'immense carte de l'Europe occidentale accrochée près de la porte.

Les pastilles vertes des voitures de Koesler se ramifièrent vers le sud, à partir d'Amsterdam.

Les pastilles rouges de Sorvan quittèrent la frontière germano-suisse pour remonter vers Strasbourg, Metz et Nancy.

A un moment donné, plus tard dans la soirée, elle gifla Oswald qui n'avait pas montré assez de diligence dans le rapatriement des capitaux immobilisés aux Pays-Bas. Elle toisa Dieter Boorvalt et lui fit comprendre que son tour viendrait aussi.

Selon les dernières infonnations en provenance du ministère, le cabinet Huyslens et Hammer s’était vu dans l'obligation de fournir leur nouvelle adresse aux autorités. Un flic viendrait d'Amsterdam pour les interroger.

Ensuite elle s'en prit à l'homme qu'elle avait nommé responsable de l'opération Caravan, le déménagement express du Studio et l'acheminement de toutes les cassettes vers la Suisse, ici, puis dans un second temps, vers l'endroit secret qu'Eva avait planifié. Ça prenait dix fois trop de temps, lui hurla-t-elle, alors qu'il réussissait pourtant à réunir une équipe de huit hommes et deux semiremorques prêts à partir dans la nuit.

Mais le truc qui allait la faire exploser pour de bon c'était cette communication radio qui venait d'arriver en provenance d'une des patrouilles de Koesler. L'équipe numéro trois avait repéré Alice quelque part à la frontière belge, dans une station-service avec un inconnu conduisant une Volvo grise.

L'excitation initiale avait rapidement fait place à une tension grandissante, puis à son visage dur et fermé qui n'augurait jamais rien de bon. Le dernier message, indiquant que la Volvo avait semé l'équipe de Koesler, occasionna la perte d'une statuette d'ivoire et du miroir français Louis XV, situé sur la cheminée, derrière le central radio.

L'opérateur eut de la chance. La statuette ne lui était pas vraiment destinée mais elle passa à dix centimètres au-dessus de sa tête. Eva n'aurait sûrement vu aucun inconvénient à ce que le colporteur de mauvaises nouvelles soit puni, lui aussi, comme sous la haute antiquité.

Eva se tenait toute droite devant la carte où s'échelonnaient les points colorés, dans l'attente que de ce schéma étrange surgisse la position d'Alice, par un procédé quelconque de géomancie.

Elle n'explosa pas, curieusement. Elle se tourna juste vers Wilheim et lui jeta d'un ton glacial:

– Il faut que je te parle.

Elle prit le chemin du corridor qui menait à leur salon personnel. Elle n'ouvrit pas la bouche jusqu'à ce qu'il ait refermé la porte sur lui. Elle se planta devant lui, le fixant d'un œil étonnamment neutre, comme si elle se contentait d'observer un objet de la maison, vu mille fois.

– Koesler ne fait pas le poids, laissa-t-elle tomber au bout d'un moment. Nous ne pouvons compter sur lui pour des opérations vraiment délicates, j'espère que tu t'en rends compte?

La question ne lui était pas vraiment destinée en fait, aussi ne répondit-il rien.

Elle marcha jusqu'au splendide bureau Philippe Starck et observa la nuit qui plombait le paysage, les hautes chaînes alpines, dont les neiges éternelles luisaient faiblement sous la lune, comme des bulbes suspendus dans l'espace.

Elle se retourna vers lui et Wilheim détecta immédiatement la nouvelle tension qui émanait d'elle.

– Nous allons être obligés de quitter l'Europe, donc de mettre en branle le plan d'urgence et d'évacuation. Alors que nous ne sommes pas encore prêts…

Sa voix s'était mise à siffler, plus dangereuse que celle d'un crotale sur lequel on vient de poser le pied.

– La bavure de Koesler rend tout beaucoup plus compliqué… Qu'Alice échappe aux flics n'aurait pas posé de problème, sans la monstrueuse connerie du magasin… Maintenant nous devons jouer contre la montre. Les flics vont lancer des avis de recherche, dans toute l'Europe… Sans doute vont-ils lancer des hommes à sa poursuite pour qu'elle témoigne de ce qu'elle a vu lors de ce stupide cafouillage… Tout devient… critique. Urgent. Alors que nous aurions pu la récupérer en douceur… Et nous évanouir dans la nature, comme prévu.

Wilheim vit une lueur s'allumer dans son regard. Une lueur vive et dure.

– Bon, lâcha-t-elle plus glaciale que jamais, il faut convoquer Koesler au plus vite.

Wilheim s'aventura à pas de loup dans une première observation.

– Koesler? Mais il est à son camp de base et il doit certainement s'occuper de Johann…

– Écoute-moi bien, Wilheim.

Eva enfichait son regard de glace dans le sien. Son ongle écarlate se pointait vers lui.

– Je me fiche complètement de ce qui va arriver à ce bon à rien de Johann. Au contraire… Mais cela je te l'expliquerai plus tard, en attendant tu vas appeler ton Sud-Africain de mes couilles et lui dire de rappliquer ici au plus vite par le taxi habituel, camouflage complet.

– Mais… Et qui va diriger les équipes d'Amsterdam? Et qu'est-ce qu'on fait du chauve, il est blessé et recherché par tous les flics de Hollande…

Eva se donna la peine de faire semblant de réfléchir une seconde. Sa réponse était déjà toute prête, il le savait.

– Nous allons régler les deux problèmes avec une seule solution.

Wilheim réprima un soupir.

– Quelle solution?

– Je vais envoyer Sorvan aux Pays-Bas… Il s'occupera du chauve, il est devenu trop gênant. Ensuite il descendra diriger les recherches. Il se coordonnera avec les équipes de Koesler en France et ils descendront de partout vers le sud.

Wilheim ne répondit rien et réfléchit.

Eva s'installa derrière le bureau Starck et posa ses escarpins rouges sur le bord noir et mat. Elle alluma un de ses petits cigarillos préférés et déroula de longs rubans de fumée grise.

– D'autre part je vais lancer une seconde opération.

Il acheva son second verre de bourbon et marmonna, d'une voix ravagée par l'alcool:

– Quel genre d'opération?

Une longue volute de fumée cubaine.

– Une opération commando, mon chou.

– Une opération commando?

– Disons un joker, un petit coup de poker. Un gambit qui assure la partie.

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