Elle détesta l'idée d'avoir les fesses posées sur la marque encore tiède d'un assassin froid et organisé. Aussi méthodique qu'elle.
Elle chercha dans le disque dur des références à une éventuelle société mais ne trouva rien de tel. Elle frémit en pensant que le type qui était passé avant elle avait peut-être découvert ces dossiers, en avait peut-être pris connaissance avant de les détruire… Rien de plus simple si on savait se servir d'un ordinateur, ce qui pouvait fort bien être le cas d'un homme froid et méthodique.
Mais… non, non, sans doute aurait-il TOUT effacé…
Néanmoins l'homme avait peut-être trouvé le fichier Manta et dans ce cas il possédait lui aussi des informations importantes pour la localisation de Travis.
Le hangar. Le terrain.
La seule chance qui subsistait c'est que l'homme n'ait pas décelé la piste «manta» dans l'agenda et la bibliothèque. Bon dieu. Et qu'il n'ait pas pris le temps de visiter tous les étages de la machine. Que les dizaines et dizaines de fichiers emboîtés les uns dans les autres, dont aucun ne mentionnait Travis, aient eu raison de sa patience et que pressé, malgré tout, par le temps il ait abandonné son investigation sans tomber sur le fichier important.
Une chance raisonnable, tout bien pesé. Sans doute ne pouvaient-ils pas s'appesantir des heures ici. Quelqu'un pouvait passer malgré l'heure tardive et l'homme n'était sûrement pas le genre à prendre des risques inutiles. Oui, elle imaginait parfaitement le scénario maintenant. S'il avait détecté l'histoire du terrain l'homme était peut-être redescendu pour demander qu'on «affine» l'interrogatoire. Que le Grec crache le morceau sur le terrain. Et là peut-être le Grec avait-il craqué, voyant dans la livraison de cette information une issue possible. Mais l'issue s'était révélée fatale, évidemment.
Sinon, peut-être que l'homme n'avait rien trouvé et était redescendu avec la ferme intention de faire cracher le morceau à ce foutu Grec. Ils avaient franchi l'ultime étape. L'avaient ficelé sur la table et… Mais le Grec ne savait pas où était Travis. Et ils l'avaient alors achevé en lui tranchant la gorge…
Elle contempla l'écran qui rayonnait comme un petit dieu carré et luminescent. Les yeux rougis par le tube cathodique, elle éteignit la machine. Le bruit des composants qui plongeaient dans leur coma de silicium…
– Alors, vous avez trouvé quelque chose? La voix de Oliveira avait brusquement résonné derrière elle et elle s'était retournée avec un vrai sursaut de surprise. Elle ne l'avait pas entendu monter. Elle entendit un bruit de moteur qu'on démarrait.
– Bon, reprit-il, va falloir penser à y aller. La maison va être mise sous scellés. Les hommes du labo s'en vont et La Paz nous attend… Vous avez trouvé quelque chose?
Elle émit un vague borborygme avant de le précéder vers l'escalier.
La Paz et son adjoint posaient les scellés sur la petite porte de derrière par laquelle Anita était entrée. À l'extérieur, la nuit était froide maintenant et elle ne put empêcher un frisson de la parcourir tout entière.
Oliveira l'attendait au bas des quelques marches.
– La Paz m'a parlé de quelque chose pendant que vous étiez là-haut…
Anita attendit patiemment la suite.
– Il y a eu deux morts violentes pas très loin d'ici cet après-midi.
Oui? envoyait-elle silencieusement dans l'air.
– Des morts par coups de feu. Dans un coin pas vraiment réputé pour les règlements de compte à OK Corral, vous-voyez?
– Vous trouvez que ça fait un peu trop de morts violentes dans le même coin le même jour?
– Ouais, lâcha le flic en se dirigeant imperceptiblement vers la sortie du jardin. Et puis il y a aussi un détail qui ne vous échappera pas…
Il ouvrit la petite barrière de bois.
– Les deux morts roulaient dans une voiture allemande. Avec de faux papiers belges… On les a méchamment plombés. Une demi-douzaine d'impacts chacun. Du 9 mm spécial. On a retrouvé près de quinze douilles.
– Où cela s'est-il passé?
– À deux cent cinquante kilomètres d'ici environ, dans la Beiria Baixa, au nord de Castelo Branco.
– Vous ne pensez pas sérieusement faire le trajet ce soir?
– Non, mais un bout de la route, jusqu'à Évora, disons. Il y a là-bas un pousada accueillant dont le patron est un vieil ami. On faisait le reste demain matin. On pouvait voir les corps à Castelo Branco juste avant midi.
– Parfait pour se mettre en appétit avant le déjeuner, ça…
Ils laissèrent passer un bref éclat de rire, bref mais sincère, soulageant.
Ils marchèrent rapidement jusqu'à la voiture et s'engouffrèrent sans un mot dans l'habitacle.
Oliveira mit en route calmement et s'engagea sur la chaussée.
Anita tourna la tête pour voir disparaître la mason du Grec dans la lunette arrière. Elle s'effaça, progressivement avalée par la nuit minérale, tache engloutie dans une brume lunaire.
Le gyrophare de La Paz clignotait comme un lointain pulsar.
CHAPITRE XVII
Lucas Vondt alluma voluptueusement le joint aux senteurs parfumées. Un petit craquement sec se fit entendre lorsqu'il aspira la fumée. Devant lui, au-delà du pare-brise, la mer roulait des vagues irisées de vif-argent. Le sable de la Praia do Carvoeiro s'étendait de chaque côté de lui, à perte de vue. La lune dessinait un disque d'or pâle dans le ciel constellé d'étoiles.
Il essaya de se détendre le mieux qu'il put, s'étirant de tout son long sur le siège. La soirée avait été assez épouvantable il fallait bien en convenir. Putain, le Bulgare et sa bande de tueurs étaient les types les plus sanguinaires avec lesquels il avait jamais eu l'occasion de bosser. Eva Kristensen n'y allait plus par quatre chemins maintenant. Ce n'était certes pas la première fois qu'il voyait une mort violente et, bon, il connaissait au moins deux types qui devaient pointer au chômage tous les mois, avec une rotule artificielle, celle d'avant n'ayant pas résisté à la cartouche de chevrotine qu'il y avait tirée. Un troisième, dont le souvenir se perdait dans les limbes de sa vie de flic, avait paraît-il succombé à ses blessures. Mais là, seigneur, quand il était redescendu…
Lucas Vondt chassa le noir nuage de pensées. Mais celui-ci se recombina aussitôt, plus intense. L'image du type, hurlant, sous le bâillon et le sac de plastique avec lequel l'adjoint de Sorvan lui enveloppait la tête. Ce salopard de Dimitriescu, un ancien de la Securitate que Sorvan avait déniché sur les quais d'Istanbul, ne cachait pas son plaisir. Il apostrophait parfois Sorvan, qui mangeait tranquillement un demi-poulet entier dans une assiette en carton en se contenant d'encourager son élève d'un sourire froid et tranquille.
– Hey patron vous avez vu? Il vient de pisser partout ce merdeux! Si c'est pas des manières ça?
Et il gueulait aux autres de continuer. Et de lui passer une bouteille à lui aussi.
Quand Vondt avait laissé le Grec, Sorvan lui assenait un swing terrible en pleine mâchoire, alors qu'il gueulait, ficelé sur la chaise, le visage tuméfié et ruisselant de sang. Sorvan avait juste dit, en se frottant le poignet: «Détachez-le et ficelez-le sur la table».
Sorvan était inquiet pour son équipe de l'après-midi qui disait pister Alice depuis Guarda et qui ne donnait plus de nouvelles depuis des heures. Nul doute qu'il allait se défouler un peu lui aussi, pour se calmer les nerfs.
Vondt avait alors lâché:
– On fait comme prévu. Je fouille la baraque. Vous ne sortez pas de la cuisine… Et n'oubliez pas la réserve de dope…
Sorvan l'avait simplement maté, aussi glacial qu un énorme et vénérable cobra, passé maître dans l'art de ces choses. Puis il avait gueulé à ses hommes:
– Allez! prréparrez-moi le dindon de la farrce, ah ah ah… je fairre un pari avec vous, Vondt. Il aida deux de ses hommes à poser le corps nu et contusionné du Grec sur la table… Je parrie que ce gros plein-de-soupe crracherra le morrceau avant que vous… n'avoir trrouvé quelque chose… Combien temps vous nous donnez?