Peut-être l'avait-elle déjà fait?
À moins que cela puisse cacher quelque chose d'autre?
Hugo s'éclaircit la gorge.
Il allait rompre le silence d'une seconde à l'autre et il se demandait comment il allait procéder exactement.
Il fit le vide en lui et se lança:
– Tu ne souhaites appeler personne au Portugal?
Seule la mélodie pointilliste de Sign of the Times lui répondit.
Alice s'était finalement endormie.
CHAPITRE XI
L'aube se glissait dans le ciel lorsque Peter Spaak lui proposa d'arrêter là et de rentrer dormir.
Cela faisait maintenant près de soixante-douze heures qu'elle n'avait pas fermé l'œil et ce n'était assurément pas raisonnable, et de toute façon incompatible avec la vigilance nécessaire à une telle enquête.
Anita s'était vue contrainte d'àcquiescer. Peter avait raison. Elle ne voyait même plus clairement les mots tapés à la machine sur les feuillets des rapports, éparpillés sur la table.
Dès leur retour de Suisse, ils avaient passé toute la journée à tenter de localiser Markens et Koesler, puis toute la nuit à lire et relire les maigres dossiers qu'ils possédaient. Les hommes du magasin semblaient s'être volatilisés. On ne trouvait pas la moindre trace du chauve blessé, de l'homme blond et de la voiture blanche.
Sunya Chatarjampa, ensuite. La fille avait quitté la maison Kristensen, s'était rendue dans son petit appartement et personne ne l'en avait vue ressortir. Sa voisine avait affirmé qu'elle passait souvent plusieurs jours de suite ainsi enfermée chez elle lors des périodes de vacances scolaires. Elle étudiait alors sans discontinuer.
La fille réapparaissait ensuite, quelques mois plus tard, sous la forme d'images vidéo retrouvées chez les Kristensen.
Images de mort.
Les Kristensen, évanouis dans la nature. En Afrique.
Tout ce qu'on avait rapporté de l'appartement de Johann Markens n'avait que peu d'intérêt. La liste habituelle des objets personnels, quotidiens. On n'y trouvait même pas de carnet de téléphone, avec le numéro de Koesler, ou des Kristensen. Rien. Sinon un flingue, détenu illégalement. L'Indonésien avait été identifié. Un immigré de fraîche date. Qui dealait un peu (on avait retrouvé une vingtaine de doses d'un gramme d'héroïne dans son minuscule studio). L'homme avait appartenu aux forces armées indonésiennes pendant cinq ans. Aucune connexion directe avec les Kristensen, sinon par Johann Markens. Quant à Koesler, on ne trouvait trace de lui ni sur les listes d'hôtels, ni auprès des agences de location ou des organismes de crédit immobilier, et ses homonymes de l’annuaire téléphonique ne conduisaient visiblement nulle part.
Koesler. Toujours lui.
Oui, Koesler était la clé, le point de transmission entre les Kristensert et la pègre. Koesler, un ancien soldat, comme l'Indonésien. Se sont sans doute rencontrés, comme soldats de fortune, quelque part en Afrique, ou en Orient… marmonna-t-elle dans son demi-sommeil. Koesler qui n'était peut-être pas en Afrique comme le prétendaient Boorvalt et le docteur. Oui, Koesler, sans doute muni d’une fausse identité, afin de brouiller les cartes…
Oh tout cela puait, puait…
Anita referma son dossier. Elle bascula la tête en arrière et se détendit de tout son long.
Comme des vampires, invisibles… pensa-t-elle sans le vouloir. L'image de vampires froids et corrects prit forme dans son esprit. Des créatures implacables, aux sourires ripolinés et aux comptes en banque bien fournis. Possédant des relations haut placées, comme elle avait pu le constater en parcourant la liste de toutes les personnalités de la finance, de l'industrie, du commerce, de la mode et du spectacle que les Kristensen fréquentaient. Pendant toute la semaine passée, Peter s'était amusé à collecter des dizaines de coupures de presse dans les chroniques mondaines, sur plusieurs années.
Dès qu'ils eurent commencé à se mettre au boulot, il était arrivé avec son dossier complet et Anita avait poussé un sifflement admiratif devant les photos et les colonnes. Les Kristensen à Monaco, lors d'une réception donnée par la famille princière. Les Kristensen à Saint-Moritz. À Aspen, Colorado. Les Kristensen au large de Saint-Tropez, sur leur yacht, où une fête battait son plein. Les Kristensen au Festival de Cannes, à l'opéra de la Bastille, à une immense garden-party dans les jardins du Palais-Royal, à La Haye. Les Kristensen dans diverses parties branchées à New York, avec les Trump, ou dans des galeries d'art contemporain…
Elle se souvint à peine du trajet de retour, dans la lumière blanc-bleu qui faisait scintiller l'eau du canal comme une coulée de vif-argent. Peter prit sa voiture, elle la sienne et seul une sorte de pilotage automatique de la conscience lui permit d'arriver jusqu'à chez elle.
Elle se déshabilla comme un automate, l'esprit déjà au creux du lit, où elle s'effondra comme une masse.
Elle coula immédiatement au fond d'une fosse noire et sans fond.
Le cri de la baleine blessée se mua en bulles de cristal vibrant puis en un carillon métallique qui déchira le mince voile du rêve. Elle prit conscience que le téléphone sonnait au pied du lit et elle roula dans la couette pour se saisir de l'objet inopportun.
Elle ouvrait les yeux sur le tas de vêtements jetés à même le sol.
– Quais, Anita Van Dyke, qui est à l'appareil?
Ça, ça voulait dire «qui fait bien de se planquer à quelques kilomètres de là?» et il y eut un faible soupir dans le grésillement électrique de la ligne.
– C'est Peter. Salut. Bon, comme tu le supposes, je t'appelle pour un truc important… Tu es réveillée?
– Vas-y… Oui, je suis réveillée.
Sa voix avait l'amabilité d'une brosse en paille de fer.
– Je suis tombé sur un rapport tout à l'heure… Un rapport arrivé ce matin d'Interpol. Il s'est passé un truc aux Antilles néerlandaises…
Anita soupira, presque trop ostensiblement.
– Je t'écoute. Peter…
– Tu ne vas pas le croire… Écoute bien: il y a deux nuits donc, une patrouille de garde-côtes de la Barbade a arraisonné un bateau en provenance de Saint-Vincent. Ils ont serré le voilier sur une plage, alors qu'il accostait pour décharger. Ça s'est pas trop bien passé. Un flic grièvement blessé, les deux hommes du navire morts, deux types venus les attendre blessés. Une vraie bataille rangée…
Il y eut une pause de silence électrique et chuintant.
Elle se retint pour ne pas allumer une cigarette.
– Bon, reprit Peter, dans les soutes du bateau, y avait de la marijuana et de la cocaïne, plusieurs dizaines de kilos de poudre…
Elle n'eut pas le temps de lui demander ce qu'ils pouvaient bien avoir à foutre d'une saisie de coke et d'herbe assez banale, malgré tout, au cœur des Caraïbes.
Peter reprenait déjà:
– Évidemment y avait autre chose dans le bateau. Une chose qui nous intéresse, sans quoi le ne t'aurais pas appelée après à peine six heures ae sommeil.
Le salaud, pensa-t-elle. Voilà une façon élégante de me donner l'heure.
– Bon, en plus de la poudre y avait des cassettes dans le bateau.
Il laissa le silence suspendre le temps. Puis:
– Une vingtaine de cassettes.
Anita se rendit compte que sa main était toute blanche autour de l'appareil, crispée, comme agrippée à une branche. Sa mâchoire semblait pleine de ciment.
Peter enchaîna, désappointé par ce silence plombé de parasites.
– La même cassette, en fait… vingt copies. Il y a une description assez fidèle des images dans le rapport… j'ai quand même demandé qu'on nous en envoie une copie, par simple précaution, mais ce que j'ai lu m'a largement suffi… Tu vois ce dont je veux parler Anita?
Anita ne put émettre qu'un vague murmure. Ses yeux fixaient le plafond blanc et bleu.
– Tu es sûr que c'est ça? émit-elle finalement d'une voix rauque, comme si ses cordes vocales se réveillaient d'un sommeil de mille ans. Je veux dire: tu es sûr que c'est elle dont il s'agit? Vingt fois la même cassette? Vingt fois…