– Attendez, attendez; Koesler m'a dit que jamais il n'avouerait ça à des flics… La bande n'a aucune valeur juridique et vous le savez bien…
– C'est un moyen de pression. Après une bonne garde à vue il lâchera le morceau…
– Vous savez ce qu'il se passe aux interrogatoires en cours?
– J'ai pu parler à l'inspecteur qui s'occupait des capitaineries, tous les hommes sont munis de faux papiers, belges, pour la plupart, ou allemands. Ils disent tous travailler pour un nommé Sorvan et l'un d'entre eux a parlé d'une Mme Cristobal…
– Vous voyez ce qui vous attend avec Koesler, écoutez, justement, ça nous donne une solution, ça.
– Comment ça?
– Bon, Koesler va sûrement résister un peu. Laissez les flics de Faro s'en occuper, appelez vos collègues d'Amsterdam…
– C'est déjà fait ça, voyez-vous…
– Laissez-moi finir, nom d'un chien, vous les faites venir ici et nous on cherche la planque de Travis, on remet Alice à son père et…
– C'est pire que têtu que vous êtes, vous…
– Et vous, y a un adjectif pour ça, vous croyez? Elle l'observa un instant, stupéfaite puis éclata de rire.
– Non, en effet.
Hugo se détendit et se mit à rire lui aussi.
– Bon sang, heureusement que notre collaboration est limitée dans le temps et…
Il se coupa à son tour.
Leurs yeux se croisèrent un bref instant mais qui lui parut des heures. Une sorte de ligne haute tension reliait leurs pupilles, chargées d'émotions confuses dont il ne pouvait percer l'origine.
– Bon… reprit-il, il faut trouver une solution.
– Ça risque de pas être facile.
– On va faire un effort, tous les deux… Je vous propose de couper la poire en deux. Pinto surveille Alice pendant que vous interrogez Koesler et que je cherche Travis. Il n'est pas encore onze heures. Dans l'après-midi je vous rappelle et on fait un nouveau point… En fonction d'un éventuel changement de situation.
– Ça ne me plaît pas…
– Bon dieu, regardez la situation en face, Anita. C'est franchement pas faisable autrement.
Anita se mura dans un long silence puis lâcha, entre ses dents:
– À quelle heure cet après-midi?
– Disons cinq heures? Ça vous laisse le temps d'interroger le Sud-Africain et de préparer un plan pour la suite…
– Comment on procède?
– On laissera Koesler dans le coffre de la Nissan, à cent mètres du commissariat de Faro, ét vous vous débrouillez pour la suite. Je reprendrai la BMW mais faut que vous disiez aux flics de la mettre en veilleuse, pour moi.
Il pointait du menton le skipper brésilien, débouchant sur le quai au volant d'une grosse Fiat bleue.
Un petit sourire arqua les lèvres d'Anita.
– Et qu'est-ce que avez comme arguments pour ça? C'est vrai que vous n'avez tué qu'une dizaine d'hommes, en deux jours…
Hugo avala la boule de billard qu'il avait dans la gorge.
– Dites que j'ai été engagé par le père d'Alice pour la protéger. Que j'étais en état de légitime défense et que je suis prêt à venir m'expliquer devant la justice quand Alice sera en sécurité.
Il espérait que cette soupe de vérités, de fictions et de demi-mensonges noierait définitivement le poisson. Cela sembla marcher mais il ne sut analyser convenablement la réaction de la jeune femme. Elle lui faisait face, aussi impénétrable qu'un sphinx.
– D'accord, finit-elle par lâcher.
– Nous allons former un convoi jusqu'à Faro… suivez-moi.
Et il s'éjecta de l'habitacle, avant qu'elle ne change d'avis, comme un astronaute découvrant que l'incendie était à bord.
CHAPITRE XXIII
Hugo laissa la BMW sur le parking de l'aéroport de Faro et ils prirent la Fiat louée par Pinto pour leur expédition vers le Cap de Sinès.
Koesler était aux mains des flics, Anita saurait s'en occuper.
Il décida qu'ils resteraient groupés, trahissant la promesse faite à la flic hollandaise. C'était sa journée mensonge et trahison se dit-il, mais il avait besoin de Pinto comme interprète, il était hors de question de le laisser moisir inutilement dans une chambre d'hôtel.
Passé Odeceixe on quitte l'Algarve pour entrer en Alentejo. Il roulèrent le long de la côte sauvage qui s'étend ici face à l'Atlantique, empruntant de petites routes qui n'étaient même pas indiquées sur sa carte routière, s'arrêtant de bar en bar, à chacun des petits villages de pêcheurs rencontrés. Ils encadraient Alice et restaient au bar, ou s'asseyaient à des places permettant de scruter la route et de s'échapper par une fenêtre ou une porte dérobée. Généralement, c'est au moment de commander ou de payer les consommations que Pinto apostrophait le maître des lieux. Ils cherchaient un bateau nommé la Manta, appartenant à un Anglais, nommé Travis. Les Portugais sont des gens aimables, ouverts et hospitaliers, dans la plupart des cas. Et les réponses négatives qu'ils recevaient n'avaient rien d'agressif, les gens s'excusaient presque de ne pouvoir mieux les renseigner. Pinto faisait aisément office d'interprète. Il semblait parfaitement à son aise dans ces auberges de bord de mer, ou ces petits cafés dominant les plages couvertes de barques colorées.
Mais personne ne semblait connaître Travis. Ils finissaient alors leurs verres, et payaient avant de quitter les lieux et de remonter dans la voiture. Hugo avait opté pour une conduite raisonnable. Ils ne consommèrent pas de boissons alcoolisées, pas même de bières. Comme Alice, ils se contentèrent donc de Coca, ou alors de cafés.
Ils dérivèrent ainsi une bonne partie de l'après-midi, du sud au nord, et vers seize heures, ils franchirent le Rio Mira, sur la N393, et passèrent par Vila Nova de Milfontès.
Ils n'étaient plus très loin de l'Estremadure, maintenant, et du Cap de Sinès, pensait Hugo en observant sa carte. Peut-être Travis avait-il mis deux bonnes provinces entre lui et son ancienne maison de Sagrès…
Ils ne trouvèrent rien à Vila Nova même, mais un peu plus haut ils s'arrêtèrent dans un minuscule hameau de quelques familles.
Le hameau de pêcheurs s'appuyait sur un petit coteau dominant une plage où s'étalaient quelques barques aux couleurs chatoyantes, les rouges claquant comme des capes de toréadors, les blancs frappés de soleil, les verts intenses, comme gorgés de chlorophylle tropicale.
Au milieu de la plage un petit groupe de pêcheurs remontait à la main un long filet dérivant. Chacun son tour ils empoignaient la longue traîne et la bloquaient sur leur épaule avant de remonter la plage. Arrivé à la lisière des dunes le pêcheur enroulait la traîne autour d'un pieu planté dans le sable et un homme sortait à son tour de l'écume, courbé sous l'effort, pour accomplir sa part de travail. Les hommes se relayaient ainsi patiemment et Hugo observa quelques instants leur manège millénaire.
Il y avait un petit établissement, faisant office d'auberge, café, salle de jeux et cabine de téléphone à l'entrée du village. Il ressemblait à toutes les auberges rencontrées précédemment. Les filets de pêche et les poissons naturalisés comme décor de base. C'est en s'asseyant avec Pinto et Alice à une petite table du fond qu'il discerna quelque chose de particulier. Alice semblait dans un état étrange, comme si tous ses sens parvenaient à un degré limite de perception. Tendue, dans une sorte d'hypnose. Il se rendit compte que ses yeux parcouraient la pièce, comme si elle y découvrait un mystérieux secret caché ici depuis des siècles. Hugo suivit son regard. Les murs de la grande salle de restaurant étaient parsemés de toiles. Une bonne demi-douzaine, et de formats différents. L'une d'entre elles était assez proche, sur le pan de mur séparant deux fenêtres près desquelles ils sirotaient leur Coca.
Ça ressemblait un peu à du Turner, se disait Hugo en contemplant les effets de lumière et les clairs-obscurs qui tendaient un décor crépusculaire autour des navires, dont certains paraissaient être la proie des flammes. La seule différence vraiment notable provenait d'une approche plus brutale et chaotique, avec des reliefs apparents visiblement tourmentés, dans la matière même de la peinture et par le fait que les navires à voiles faisaient place à des bâtiments de guerre modernes. Ciel et océan presque indiscernables, dans un noir de charbon, des éclats blancs et orange et quelques taches grises, vertes et bleues, comme un instantané tiré d'une séquence de bataille navale nocturne. Le Jutland sûrement, sur cette toile à la bichromie d'une image d'archives, avec ces silhouettes d'antiques cuirassés géants, les dreadnoughts, affrontant leurs homologues allemands de la Kriegsmarine. Et sans doute ici, une représentation symbolique de la bataille de l'Atlantique, avec la menace lointaine et pernicieuse d'une sorte de banc de requins métalliques, dont on n'apercevait que l'aileron-périscope, entre les vagues.