CHAPITRE IX
L'homme qui leur ouvrit la porte était jeune, blond, portait un costume bleu à fines rayures ton sur ton et une cravate de soie valant un bon mois de salaire d'inspecteur de base. Son visage était avenant et armé d'un sourire valant vingt fois, au moins, le prix de la cravate.
Anita le trouva bien trop sympathique pour être totalement net. À ses côtés Peter dansait d'une jambe sur l'autre et elle arrêta de détailler l'individu.
– Guten morgen, laissa-t-elle tomber dans son allemand approximatif, nous sommes les inspecteurs de la police néerlandaise, Peter Spaak et Anita Van Dyke… pouvons-nous entrer?
Au même instant elle tendait sa carte plastifiée droit devant elle et Peter Spaak fit de même.
Le sourire de l'homme s'accentua, ce qui n'était certes pas normal.
– Oui, oui, bien sûr, les inspecteurs d'Amsterdam, entrez, je vous en prie. Bienvenu à Braunwald.
Son néerlandais avait été impeccable.
Il s'effaça légèrement et découvrit un splendide couloir au sol couvert de marbre d'Italie, pour le moins. Le couloir allait percuter une immense double porte de chêne, tout au fond, et distribuait des pièces dont toutes les portes, aux délicates teintes ivoire, étaient fermées.
– Nous vous attendions, évidemment… reprit-il en refermant délicatement la porte derrière eux.
Puis:
– Je suis Dieter Boorvalt. Je suis le conseiller juridique personnel de Mme Kristensen.
Il aurait tout aussi bien pu dire «de la reine des Pays-Bas en personne».
Il leur tendait la main. Anita s'en saisit rapidement et se débarrassa de l'usage formel comme d'un papier Kleenex. Peter ne daigna même pas répondre aux phalanges manucurées. L'homme rangea sa main dans une poche de pantalon et les précéda dans le couloir. Il poussa l'énorme double battant de chêne doré.
Le vif soleil printanier se déversa dans l'espace, inondant le couloir d'un gaz parfait.
La lumière tombait par de hautés fenêtres qui dominaient toute la vallée. Le salon était d'un marbre blanc, immaculé et aveuglant. En face d'elle, les neiges éternelles chapeautaient les colosses gris-bleu qui semblaient vouloir dévorer le ciel. Anita pénétra dans le salon, à peine plus grand qu'une nef d'église, avec le sentiment d'être chaussée de sabots crottés, revenant de l'étable avec un seau à lait, ou quelque chose dans ce goût-là.
Boorvalt se dirigea calmement à l'autre bout de l’immense pièce, jusqu'à un bureau de style Empire qui trônait sur le marbre, devant une baie vitrée dont la taille aurait pu figurer dans le Guiness des records.
Il y avait un divan de cuir qui serpentait selon une courbe sophistiquée à quelques mètres du bureau. Dans le divan, un costume gris perle aux coudes empiècés de cuir fauve. Dans le costume, un homme d'un certain âge, portant des lunettes rondes, leur jeta un vague coup d'œil. L'homme feuilletait négligemment un dossier en se ressourçant périodiquement au spectacle des chaînes alpines, de l'autre côté de l'azur lumineux.
Dieter Boorvalt fit le tour du bureau avec une certaine ostentation et ouvrit d'un geste élégant un coffret d'ébène délicatement sculptée qu'il inclina légèrement vers eux, à leur approche.
– De véritables havanes… Venus droit de Cuba… Vous appréciez? En ce qui me concerne c'est ma drogue préférée…
Il détacha un tube fauve de son écrin et le fit croquer entre son pouce et son index avant d'empoigner une rose des sables, qui s'avéra un briquet tout à fait opérationnel, quoique lourd et volumineux.
– Pas pour moi merci, pour ma part je ne fume que de l'opium pur, pouvez-vous nous annoncer à Mme Kristensen?
Anita avait l'intention de mettre les pendules à l'heure d'entrée de jeu.
Boorvalt sembla surpris par cette déclaration imprévue et il se figea un instant, alors qu'il allumait l'épais rouleau de tabac. Puis il éclata d'un rire sonore, qui dura un peu trop longtemps au goût d'Anita.
– Opium pur… Excellent, finit-il par lâcher alors que son rire s'éteignait aussi brusquement qu'il était apparu. Je vois qu'on garde encore encore des traces d'humour dans la police…
Il recracha une volute sinueuse, en connaisseur expérimenté.
– D'humour et de patience. Je répète ma question: pouvez-vous nous annoncer à Mme Kristensen?
Boorvalt ne répondit pas tout de suite, se contentant de fixer Anita, d'un regard beaucoup trop neutre. Puis, montrant d'un geste de la main l'homme assis dans le divan de cuir noir:
– Mme Kristensen n'est malheureusement pas disponible pour l'instant… Mais justement, voici le Dr Vorster. Le Dr Vorster est le médecin personnel de Mme Kristensen et il a des informations tout à fait importantes à vous communiquer au sujet de l'affaire qui vous amène…
– Attendez un peu.
La main d'Anita venait de se lever devant elle et sa voix semblait sortir d'un congélateur.
– Dois-je répéter ma question une troisième fois ou dois-je pour de bon sortir le mandat que j'ai dans ma poche?
Le sourire de Boorvalt se crispa tout à fait. Anita décela immédiatement une lueur d'intelligence calculatrice se mettre à l'œuvre derrière la surface bleu givre du regard.
Elle attendit patiemment de voir comment autre réagirait.
Il bafouilla à peine.
– Hmm… écoutez, heu… madame Van Dyke, voyez-vous, ce n'est que ce matin, un dimanche, que notre cabinet à Amsterdam a été averti officiellement. Or, Mme Kristensen et M. Brunner étaient déjà partis, hier matin… Nous essayons de les joindre par tous les moyens, mais pour le moment…
Anita empêcha un sourire d'arquer ses commissures.
– Dites-moi, où sont-ils donc partis, sur la Lune? en Antarctique? à Genève?
Boorvalt ne souriait plus du tout, lui.
– Écoutez madame Van Dyke, je comprends mal cet humour qui me semble assez déplacé pour la circonstance (le langage ampoulé d'un avocaillon de service). Dois-je vous rappeler que c'est en partie de votre faute si Alice a pu ainsi s'échap… Fuguer. Mme Kristensen est en ce moment même en train de mobiliser toute son énergie, son argent et ses relations pour que l'on retrouve sa fille au plus vite… Voyez-vous. Mme Kristensen est extrêmement préoccupée par le sort d'Alice, toute seule sur les routes, ou dans des villes qui ne sont plus tout à fait sûres pour des jeunes filles de treize ans, blondes et jolies…
– Arrêtez votre numéro, voulez-vous? (La voix d'Anita passait du givre au silex.) Si Alice s'est sauvée c'est parce qu'elle a vu des hommes à sa poursuite… Des hommes armés, qui ont tué un flic et qui sont désormais recherchés par la police… un dénommé Johann Markens et un autre, Koesler…
L'homme poussa un soupir.
– Madame l'inspecteur… Notre cabinet vous a plusieurs fois signifié que ce dénommé Markens n'est plus au service des Kristensen depuis plus de deux mois maintenant. Il a d'ailleurs été engagé accidentellement par M. Koesler, qui lui se trouve avec Mme Kristensen et s'y trouvait à l'heure de ce regrettable incident… Et cela peut être garanti par de nombreux témoins dont deux au moins sont dans cette pièce.
Anita dut admettre que le jeune avocaillon de service aux manières raffinées possédait des ressources cachées.
– Bien. Où se trouvent-ils donc tous exactement?
L'homme fit lentement gonfler un nuage aux senteurs âcres autour de lui.
– Ils se trouvent en Afrique. Dans le Sud marocain. Une affaire très importante et qui requiert un haut niveau de confidentialité.
– Voulez-vous me dire par là, en langage compréhensible, que vous ne pouvez me communiquer leur adresse précise?
– J'en suis désolé, croyez-le bien, mais nous mêmes sommes sans nouvelles…
Anita sut qu'il mentait bien sûr, mais ne pouvait rien faire pour contrer cet obstacle.
Elle improvisa, du mieux qu'elle put.
– Dans ce cas, puis-je vous conseiller de faire parvenir au plus vite l'acte de justice auprès des Kristensen, où qu’ils soient?