– Sunya Chatarjampa. Oui.
Anita poussa un long soupir. D'une certaine manière elle était presque soulagée. C'était juste la preuve qu'elle attendait. D'un autre côté, évidemment, il aurait mieux valu que rien de cela ne fût vrai.
– Bon, je suis complètement réveillée maintenant… Tu es au bureau?
– Oui.
– Alors, dans trois quarts d'heure.
– Oui, répondit Peter, dans trois quarts d'heure.
Elle raccrocha et se précipita sous la douche.
– Qu'est-ce que tu crois? Qu'il pourrait s'agir de cassettes pirates?
Anita regardait par la fenêtre en remuant son café.
Peter était assis à son bureau et feuilletait machinalement quelques pages agrafées.
– En Amérique du Sud ça n'aurait rien d'étonnant… Mais, pirates ou pas, ces cassettes démontrent bien qu'il y a commercialisation. Je me suis mis en contact avec les flics de la Barbade et de Saint-Vincent, ils vont interroger les types blessés et tenter de remonter la filière. Mais le propriétaire du bateau est mort, ça mettra du temps.
Anita avala une gorgée de café brûlant.
– Tu crois que ça vaudrait le coup d'aller voir sur place?
Il fallait qu'elle sache.
– Je ne sais pas… Nous avons des problèmes urgents à régler ici.
– Merci Peter. Bien. Nous allons nous partager le boulot.
Elle se retournait vers lui. Il levait sur elle un regard plein de curiosité.
– Toi tu t'occupes de centraliser les informations de l'enquête sur Markens et Koesler. Tu mets quelqu'un pour continuer sur Chatarjampa. Elle est forcément sortie de son appartement, ou quelqu'un y est entré… Il faut réinterroger le voisinage en profondeur, quelqu'un a peut-être vu quelque chose malgré tout… Ensuite j'aimerais que tu trouves tout ce que tu peux sur Vorster…
Oui, disait le regard lumineux de Peter Spaak, et toi tu fais quoi exactement?
– Moi, je vais aller me promener au Portugal. Le privilège de la hiérarchie.
Elle sirota le café à petites gorgées.
– Je te rappelle que nous ne savons toujours pas où crèche ce Travis…
La voix de Peter était d'une neutralité glacée.
– Je sais, mais je ne vais pas attendre que les flics espagnols ou portugais se réveillent. Je vais aller voir sur place et le trouver moi-même.
Une lueur métallique apparaissait dans le regard de Peter.
– Oui, lui lança-t-elle avec un vague sourire, Alice va là-bas, j'en suis certaine…
Elle avala une gorgée de café. Elle ne savait pas trop comment lui dire ça.
– Je suis persuadée que sa mère va la poursuivre et essayer de la récupérer, chez son père. Peut-être est-elle dans la même situation que nous, ignorant où habite Stephen Travis exactement. Avec l'aide des flics locaux j'aurai sans doute une petite longueur d'avance et je pourrai préparer quelque chose…
– Tu penses à quoi? Un flagrant délit?
– Oui, s'entendit-elle répondre du tac au tac, mue par un instinct neuf et brutal. Je suis sûre qu'elle commettra une erreur, un délit quelconque, qui nous permettra de la coincer le temps nécessaire à réunir toutes les preuves. Ici en Europe.
Elle acheva lentement sa tasse de café.
– Ça semble pas mal en fait, murmura Peter.
Pas mal du tout.
– Ouais, c'est pas mal du tout.
Elle avait un petit sourire au coin des lèvres, tout à fait involontaire.
– Tu vois, reprit-elle, il y a certainement un lien très spécial entre Alice et sa mère. Je n'arrive pas à le définir, mais le Dr Vorster dit peut-être une partie de la vérité. Il doit y avoir un violent mélange de fascination et de répulsion dans les deux sens peut-être… Eva Kristensen ne laissera jamais sa fille la quitter ainsi, et la menacer. Ses réactions seront sûrement imprévisibles, y compris pour elle-même, mais je suis sûre d'une chose: elle ne laissera pas sa fille derrière elle… Pas vivante, je veux dire.
Peter ne répondit rien.
Il la fixait d'un regard brillant dans lequel elle put déceler l'admiration pour la flic et le désir sexuel pour la jeune femme. Elle s'efforça de ne pas montrer qu'elle décodait aussi nettement ces pensées si désespérément masculines.
– Elle fera tout pour l'emmener, bien sûr, reprit-elle. Mais dans ce cas elle sera sans doute obligée de commettre des actions illégales. C'est ça que j'attends et je veux être sur place lorsque ça arrivera.
Un sourire énigmatique s'ouvrait sur la bouche de Peter.
– Dis-moi, tu sais quoi? laissa-t-il tomber, je me demande si mon enquête ne va pas m'emmener jusqu'à Bridgetown, en définitive, ça doit pas être mal à cette période de l'année…
Il lui jeta un petit clin d'œil complice.
– … certainement aussi chouette que les environs de Faro, non?
Anita lui rendit un maigre sourire.
Elle se demandait déjà comment elle allait faire pour demander au commissaire un billet d'avion jusqu'à l'extrême sud de l'Europe.
– Au Portugal? Alors que vous ne savez même pas où se trouve exactement le père de la petite?
La voix du commissaire Hassle était exempte d'émotion particulière. Il lui demandait juste une explication rationnelle. Ce qui était son rôle, évidemment.
Anita prit une profonde inspiration et se lança.
– Le temps que nous recevions des informations en provenance du Portugal, j'aurai amplement le temps de partir et de m'occuper de ça sur place. Ça nous fera gagner du temps. Je dois impérativement interroger le père de cette gosse pour éclairer sous un autre angle ce que m'a dit le psychologue d'Eva Kristensen. D'autre part…
Allez, le gros morceau.
– D'autre part, je suis persuadée qu'Eva Kristensen s'y rendra elle aussi… pour récupérer sa fille.
Il y eut un léger éclair dans le regard de Will Hassle.
– Une forme d'intuition féminine?
– Oui.
Elle précisa, aussitôt:
– Une forme d'instinct maternel que partagent toutes les femmes, même Eva Kristensen.
Le flic émit un vague bougonnement. Il réfléchissait déjà, pesant sa décision.
– Quel est votre plan?
La question importante.
Elle n'en avait aucun. Sinon les vagues contours qu'elle avait esquissés à Peter. Il ne fallait pas donner l'impression d'hésiter. Jouer franc-jeu. Avec Hassle de toute manière ça ne servait à rien de tourner autour du pot.
– Pour le moment descendre à Faro. Me brancher avec les flics locaux, piloter les opérations de recherche, retrouver Travis avant Eva Kristensen.
Ça pouvait tenir. Ça devait tenir.
– Vous savez, Anita, ça grince un peu en haut lieu. On ne cesse de me répéter partout que le dossier est vide… Vous allez avoir peu de temps pour réunir quelque chose qui tienne la route.
– Je sais, c'est pour cela qu'il faut que je parte le plus vite possible.
Hassle releva les yeux avec un plissement malicieux.
– Bien, dit-il, j'imagine que vous connaissez aussi l'heure de votre prochain avion?
Anita faillit pousser un gloussement de plaisir.
– Oui, lança-t-elle. Dans trois heures je peux prendre un vol pour Faro, j'y serai en fin d'après-midi…
Ça, ça voulait dire; je pourrai attaquer dès auourd'hui. Au pire demain matin.
Hassle eut un petit sourire au coin des lèvres.
– Parfait. Dites-moi alors pourquoi vous n'êtes pas encore en route?
Anita émit un large sourire de reconnaissance à destination de son supérieur hiérarchique.
Elle allait le remercier lorsqu'il lui fit comprendre, d'un geste de la main, qu'elle aurait déjà dû se trouver sur le palier en train de refermer la porte.
Ce qu elle entreprit de faire, dans la seconde.