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Quelques bouffées bleues.

– Je ne sais pas trop encore ce qui s'est passé mais je dois vous remercier pour tout ce que vous avez fait il me semble.

Hugo levait la main.

– Je n'ai fait que ce que je voulais faire, je vous assure… Maintenant que votre fille est entre vos mains, je dois juste prévenir Anita et m'éclipser. Désormais la balle est dans votre camp.

Quelques bouffées bleues.

L'homme ouvrit un autre tiroir et Hugo vit sa main réapparaître armée d'une bouteille de bourbon.

Il y avait un antique petit frigo dans un coin de la pièce. Il en ramena de la glace et une bouteille d'eau minérale, puis sortit des verres d'un placard de bois. Il servit trois verres de bourbon, et tendit un verre d'eau à sa fille.

Ils portèrent un toast silencieux et Hugo se détendit complètement.

L'homme continuait de fumer sa pipe et il ouvrit le vasistas pour aérer la pièce. Puis il se retourna vers Hugo et lui demanda de lui raconter toute l'histoire, vue de son côté.

Hugo commença donc par cette nuit où il avait trouvé Alice sous la banquette de sa voiture. Il fit un récit clair et concis de la longue traque depuis Amsterdam puis vint le moment d'aborder les choses importantes, ce qu'il savait de l'entreprise Kristensen.

– Ce que j'ai compris au fur et à mesure c'est que votre ex-femme a monté une industrie fort lucrative en produisant et commercialisant le type de cassettes que votre fille a trouvées chez elle… Le hasard a voulu qu'Anita Van Dyke qui enquêtait de son côté s'est retrouvée dans le même hôtel que moi, à Évora, et qu'elle était suivie par un type de la bande…

Des volutes de fumée, comme toute réponse. Travis semblait plongé dans de profondes réflexions. Il se tenait tout droit devant le vasistas ouvert, observant l'extérieur. Son visage était teinté de la couleur cuivre d'un Indien navajo, ou hopi, dans la lumière basse du couchant.

– J'espère que vous n'avez pas pris de risques inconsidérés en venant ici avec ma fille.

– Nous avons réussi à neutraliser une bonne partie du gang la nuit dernière… et le temps m'était compté. Je devais vous retrouver vite, car ces hommes étaient à vos trousses… Là je pense qu'ils doivent plutôt se demander comment faire pour quitter le pays au plus vite.

C'est ce qu'il espérait de toutes ses forces, tout du moins.

– Maintenant si vous le voulez bien, avant mon départ, j'aimerais vous entendre, M. Travis. Que vous me racontiez cette histoire de votre côté.

Il en aurait besoin pour ce foutu roman sur la fin du siècle.

– Qu'est-ce que voulez savoir?

– Juste la semaine qui vient de s'écouler, parallèlement à notre fuite ou ce qui s'est passé depuis votre disparition il y a trois-quatre mois, mais je ne vous cacherai pas que toute votre vie semble recouverte d'un épais mystère, monsieur Travis.

Il avait essayé de dire ça sur un ton décent qui ne froisse pas l'homme.

– Ce que vous vous demandez c'est comment un homme comme moi a pu épouser une femme comme Eva Kristensen, c'est ça?

Hugo tenta de ne pas paraître trop gêné. C'est vrai, avait-il envie de répondre, cela faisait partie du mystère, indubitablement.

Pinto s'agita sur sa chaise.

– Je ne le sais pas moi-même, voyez-vous.

Le ton de sa voix témoignait d'un lourd fardeau, et très ancien.

Travis contemplait l'Océan, la tête tournée vers le vasistas. Une mer d'un bleu profond, presque violet, frappait interminablement la plage, dont le sable se teintait de rouge, comme le ciel à l'horizon. Le soleil n'était plus qu'un disque rouge sang, net et concret, à la limite des flots.

– Quand j'ai rencontré Eva Kristensen, je venais de quitter la Royal Navy, je me suis retrouvé à Barcelone, j'ai fréquenté des bars de marins. J'ai toujours fait de la voile, depuis mon plus jeune âge. J'ai rencontré quelques Espagnols qui vivaient dans le sud ou aux Baléares et j'ai décidé de m'établir comme skipper pour les touristes, en Andalousie. Un mois ou deux avant mon départ, j'ai rencontré Eva Kristensen par une connexion lointaine, l'ami d'un ami qui m'avait invité à une réception qu'elle donnait, sur son yacht…

Hugo acheva son verre de bourbon alors que l'homme rallumait sa pipe, le visage tourné vers l'Océan.

– Inutile de vous dire que ça a été un coup de foudre imparable et violent. Et réciproque, je l'ai vu tout de suite.

Hugo ne bronchait pas. Travis, malgré ses traits tirés et son sourire désabusé, avait dû être un jeune homme très séduisant douze ou treize ans auparavant.

De lourdes volutes s'échappèrent par l'ouverture, d'où soufflait un petit vent frais.

– Eva Kristensen était une jeune femme splendide. Nous… Nous avons eu une relation… Puis je suis allé m'installer en Andalousie… J'y suis resté quelques mois puis je suis venu m'installer en Algarve… j'avais rencontré des amis portugais avec qui je m'entendais mieux qu'avec les Espagnols… Joachim, le Grec aussi, déjà… Eva m'a rejoint et a acheté la Casa Azul.

Hugo détecta un voile dans la voix, à l'évocation du dealer assassiné.

L'homme poussa un long soupir.

– Vous savez, quand j'ai appris sa mort hier par les journaux, je savais déjà qu'Alice était en fuite et, bon sang, on peut le dire, sa fugue était en train de bouleverser tous mes plans…

– Tous vos plans? se laissa aller Hugo.

Travis ne répondit rien. Seul le bruit de succion régulier qu'il faisait avec sa pipe brisait le ressac étouffé des vagues, qui leur parvenait par la grosse fenêtre basculante.

– Oui, finit-il par lâcher. C'est une très longue histoire… Il acheva son verre d'une longue rasade et l'emplit à nouveau, offrant la bouteille à Pinto qui se resservit. Hugo déclina l'offre poliment. Il allait bientôt devoir se taper deux mille bornes d'une seule traite. Il ne répondait rien, cherchant à ce que le silence et le bourbon délient progressivement la langue de l'Anglais.

– C'est très compliqué tout ça… Mais quand Eva m'a privé de mes droits paternels, c'était à cause de la drogue…

Hugo vit Alice relever brutalement la tête pour regarder fixement son père. Elle aussi allait sans doute apprendre un certain nombre de choses. La main burinée de Travis vint caresser doucement ses cheveux.

– Oui, je me dopais énormément à l'époque. Il y avait eu le divorce et puis je savais déjà qui était Eva, vous voyez…

Hugo ne voulut pas l'interrompre sur ce point précis. On verrait ça plus tard. Il fallait laisser se dévider la spirale des souvenirs.

– Je ne savais pas où aller, alors je suis revenu en Algarve. J'ai zoné. J'étais au fond du trou… Puis Pinto m'a repêché.

De la main, il fit faire une rotation à son fauteuil et leva son verre en direction de son ami.

Puis il se laissa tomber sur le siège.

Pinto imita son geste en lui offrant un sourire complice.

– J'ai réussi à plus ou moins m'en sortir et j'ai recommencé à peindre, à la même époque je revoyais le Grec… Je continuais à fumer ou à sniffer de temps en temps et on était potes… Un jour le Grec m'a reparlé de la proposition que m'avait faite un gros dealer, à la première époque, quand je vivais avec Eva à la Casa Azul…

Hugo leva un sourcil dans l'attente presque impatiente de la suite.

Alice vint se poster aux côtés de son père. D'un geste protecteur le bras de Travis s'enroulait autour de sa taille.

– Ouais… ça a commencé presque tout de suite après la naissance d'Alice, enfin… progressivement. Mais vu qu'avec Eva on fréquentait ces boîtes à la mode j'ai rencontré ces mecs, et puis le Grec en connaissait quelques-uns… Bon, un jour y en a un qui m'a proposé de convoyer de la came, voyez?

Hugo lui fit comprendre que oui.

– J'ai dit non… J'avais la responsabilité d'Alice, je ne voulais pas faire de conneries. J'ai refusé et le type ne m'en a plus jamais reparlé. Mais à la deuxième époque, quand je suis revenu, le Grec m'a dit que c'était plus pareil. Eva m'avait pris Alice, je n'avais plus aucune responsabilité, justement. Il m'a dit que si je voulais il pouvait me brancher sur une ou deux opérations de convoyage, histoire de me remettre à flot. J'ai accepté.

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