Un détail du récit que lui avait fait Alice de sa vie à la maison d'Amsterdam lui revint en mémoire.
– Tu as déjà vu cette cassette?
– Quelle cassette?
– Celle qu'Alice a piquée chez ses parents.
– J'suis pas au courant de ça.
– Je ne te crois pas. Alice m'a dit que tu transportais souvent des lots de cassettes entre la maison d'Amsterdam et un autre endroit. Des cartons remplis de bandes vidéo… Écoute, je te laisse dix secondes pour réfléchir après quoi je te tire une balle dans le genou et tu reprendras cette discussion dans un lit d'hôpital avec les polices de tout le continent…
L'homme détailla Pinto et Hugo puis baissa légèrement la tête.
– D'accord… je vous dis tout, mais faut me laisser filer tout de suite après.
– Non, ça je ne pourrai pas. Je devrais d'abord demander à la fliquesse. Mais t'as tout intérêt à accélérer le mouvement, plus vite tu auras parlé, plus vite du partiras malgré tout.
Son talent à déployer de tels mensonges le stupéfiait.
– D'abord, ton identité, en quelques mots, ton âge, ton C.V.
– Ben… J'ai quarante-quatre ans, je suis né aux Pays-Bas mais j'ai vécu presque tout le temps en Afrique du Sud… Je… qu'est-ce que vous voulez savoir?
– Qui tu es exactement. J'aime bien savoir avec qui je m'engage aussi loin. Qu'est-ce que tu faisais en Afrique du Sud?
– Je… J'ai travaillé dans des sections de renseignements de l'armée puis dans la police.
Ah ouais? Hugo imaginait parfaitement le genre de boulot que pouvait faire Koesler, a Soweto ou dans la brousse du Transvaal.
– Qu'est-ce qui t'a amené dans le privé, ici en Europe?
– J'ai eu des problèmes…
– Quel genre de problèmes?
L'homme se dandina faiblement.
– Des problèmes de flic.
L'homme se fermait.
– O.K., revenons à nos moutons, comment es-tu entré au service de Mme Kristensen?
– Quand j'ai dû quitter l'Afrique je me suis réfugié en Espagne puis aux Pays-Bas et j'ai rencontré Vondt, puis Wilheim Brunner. Il m'a engagé.
Bien. Hugo se faisait un profil psychologique plus net du personnage maintenant.
– Ton job?
– La sécurité dela maison d'Amsterdam et…
– Ça tu me l'as déjà dit. Je parle des cassettes. Ton job dans cette affairé de cassettes c'est quoi?
– Ben… Dans mon travail de sécurité je devais veiller à ce que tout se passe bien, concernant les productions «spéciales» de Mme Kristensen.
– Ça veut dire quoi, ça?
– Ben je devais m'assurer surtout que Markens avait bien fait son boulot.
– C'est-à-dire?
L'homme hésita, prenant appui d'une jambe sur l'autre.
– Je répète: c'est-à-dire?
L'homme souffla:
– Que tous les corps aient disparu…
Hugo le regarda un instant sans trop comprendre.
– Les corps?
Un nouveau silence gêné.
– Je nierai toujours vous avoir dit ça, c'est bien clair?
– Je veux juste savoir de quoi il s'agit, après tu feras ce que tu veux.
– Bien… Markens et quelques hommes s'occupaient de faire disparaître les corps… après le tournage des films. C'est moi qui ai embauché Markens sur ce coup, lui et deux ou trois autres se chargeaient de la sécurité du studio et ensuite ils faisaient disparaître les corps.
Hugo observait l'homme qui observait ses pieds.
Il n'arrivait pas vraiment à réagir. Il contemplait la scène comme s'il s'agissait d'un mauvais téléfilm.
– Permets-moi de te demander une précision, tu es en train de me dire qu'Eva Kristensen produisait régulièrement ce genre de films et que tu dirigeais une équipe chargée de faire disparaître les corps, c'est ça?
L'homme eut une vague grimace triste, un peu crispée. Et il hocha la tête en silence.
Putain, se disait Hugo. Ça y était, un croisement entre le management hollywoodien et l'administration nazie des camps de la mort avait vu le jour, en cette fin de vingtième siècle. Ça ne l'étonnait même pas, remarquait-il, une sorte de chose visqueuse rampant dans son estomac.
Autant aller jusqu'au bout maintenant, comme lorsqu'il était descendu à la cave, dans ce petit village de Bosnie orientale.
– Combien de films environ?
Un très long silence, rythmé par le bruit du vent dans les arbres et leurs souffles, comme un contrepoint humain, et tragique.
– Je ne sais pas trop, c'était quand même pas totalement mon secteur.
Pas totalement pensait Hugo, non, évidemment, vous n'étiez chacun responsable que d'un petit morceau de la machine. Une technique de dilution des responsabilités qui remontait à Eichmann, dans sa version moderne.
– Combien?
Sa voix avait claqué sèchement.
– Je ne sais pas… Un ou deux films par mois environ…
– Nom de dieu, depuis combien de temps maintenant?
– Oh, à ce rythme ça fait un an et demi environ…
Oh, bon sang.
– Combien de corps par film, en moyenne?
Sa voix lui semblait sortir d'un bidon d'hélium liquide.
– Hein?
– Combien de corps à faire disparaître pour chaque film?.
De l'hélium liquide, prêt à gicler.
– Oh ça… j'sais pas, ça dépendait c'est Markens qui s'en occupait, j'vous l'ai déjà…
– Combien?
– Trois, quatre, cinq, j'sais pas exactement… Environ ça…
Hugo fit un rapide calcul mental. On arrivait à un petit record, tout à fait vertigineux.
– Comment ça marchait? Comment embauchiez-vous lés filles?
– Ça, j'en sais rien. J'vous l'ai dit, c'était très cloisonné.
– Qui s'en chargeait?
– Sorvan, d'après de ce que je sais. Et un docteur. Et des tas de types en fait, y avait toute une équipe pour ça, mais j'les connaissais pas… Ça s’passait pas aux Pays-Bas les tournages…
– Où ça?
– Je sais pas… C'était très…
– Cloisonné, oui, je sais.
Hugo engrangeait les données, comme une sorte d'ordinateur humain.
Pinto devait connaître quelques rudiments de néerlandais carson visage jovial avait changé d'apparence. Blême, les traits tirés et la bouche crispée, il observait Koesler avec l'air d'un type qui vient de voir apparaître une grosse araignée venimeuse, qu'il faut écraser dans la seconde.
Hugo aussi sentait que quelque chose se dissolvait encore un peu plus en lui.
Il stoppa l'enregistrement.
Il balança la paire de menottes au pied de l'homme aux yeux gris, d'un geste sec.
Pinto comprit aussitôt ce qui se passait et braqua fermement le fusil sur Koesler.
– Je dois faire face à un changement de situation, mettez les menottes.
L'homme les regardait l'un après l'autre, jaugeant visiblement les chances qu'il avait de s'enfuir.
Proches de zéro, dans l'instant, et avec un gang d'anciens complices et les flics de tout le Portugal à ses trousses.
Il demanda simplement:
– C'est quoi le changement de situation?
– Mets les menottes, je dois réfléchir.
Hugo braquait fermement le Ruger droit devant lui. Il fallait être très prudent maintenant,
Pinto jouait parfaitement son rôle, tenant Koesler en joue, de l'autre côté du capot.
L'homme se baissa doucement et ramassa les bracelets brillants.
Lorsque ses mains furent immobilisées dans le dos, Hugo ouvrit le coffre.
Koesler regarda froidement le capot de métal se relever lentement et cracha par terre:
– C'est pas très fair-play ça, jeune homme.
– Non, je sais. Mais je suis forcé d'agir comme ça…
Quand l'homme se fut glissé dans l'ouverture, juste avant de refermer le coffre, Hugo le détailla un bref instant:
– J'essaie de gérer au mieux ta situation. Crois-moi ce n'est pas si facile.
Il voulait dire par là qu'il aurait pu tout aussi bien le livrer aux flics sur-le-champ, sans le moindre remords, et peut-être même avec une balle dans le genou, à l'Irlandaise.
Il trouva une cabine en bord de plage, un peu avant Faro. Il composa la séquence de numéros habituels et attendit qu'Anita décroche et se présente.
– Salut. Hugo. Bon, Koesler m'a communiqué des informations tout à fait intéressantes. Vous prenez note?