Il eut un petit rire bref, irrépressible. Ses yeux se plissèrent malicieusement, sans qu'il y puisse rien.
– Là très franchement j'ai peur que nous n'ayons pas assez de toute la nuit pour éclaircir ce mystère. C'est une question que je me pose sans arrêt…
Il vit un muscle se détendre au coin de la bouche joliment dessinée, mais fermée par la concentration. Une esquisse de sourire. Un petit éclat amical dans le regard. Fugitif mais tangible. Elle sembla détendre toute sa structure.
– À moi de poser des questions si vous le voulez bien…
La jeune femme hocha la tête en silence.
– Que savez-vous sur Travis? Avez-vous une idée de l'endroit où il se trouve?
– Je sais un certain nombre de choses sur Travis que je n'ai pas le droit de vous dire. Et je n'ai aucune idée de l'endroit où il se cache.
Hugoo se ferma. Il retenta le coup.
– Ecoutez, donnez-moi juste une piste. Un truc que vous savez… Plus vite j'aurai retrouvé son père, plus vite cette histoire finira, vous comprenez?
Anita réfléchit quelques instants.
– Oui… On pourrait commencer par chercher un bateau nommé la Manta. Un hangar. Un terrain, en bord de mer. Le nom d'une société.
– C'est tout ce que vous avez?
– Oui, mentit Anita en occultant la maffia et la drogue.
– La Manta murmura Hugo.
Il regarda la montre du tableau de bord. Dans une heure l'aube se lèverait.
– Bon, une ou deux heures de sommeil, d'accord? et on reprend la route aux aurores.
– Par où comptez-vous commencer?
Il se cala sur le siège, qu'il rabaissait vers la banquette en poussant un grognement de satisfaction. Il invita Alice à en faire autant. La BMW était suffisamment spacieuse pour que cela ne gêne pas Anita.
Il répondit à la question de la jeune femme en mettant un bras sur ses yeux.
– Je ne sais pas encore… On verra bien sur le moment. Maintenant dormez. Une ou deux heures…
Le PM était enfermé dans le coffre. Les clés étaient dans une poche du blouson retenues par une chaînette. Le Ruger était à sa place. La fille ne connaissait pas son existence. Le petit 32 était dans son étui, sous l'aisselle gauche, et sous le blouson fermé jusqu'au col.
Il plongea presque aussitôt dans un puits de béatitude sans fond.
Quand il avait entendu les détonations et les rafales, Vondt était sorti de la voiture. Il avait dit aux deux Français qui surveillaient l'entrée de prendre des fusils et d'aller se poster aux coins de la rue, d'ouvrir le feu sur tout ce qui bougerait et de se maintenir en contact talkie permanent avec lui.
Il alluma son propre poste et marcha jusqu'à l'entrée d'un pas vif.
À l'intérieur on se serait cru à fort Alamo. Dans le hall, il vit Rudolf, la main crispée sur son 38, faire un geste désespéré vers la cage d'escalier au bas de laquelle Koesler, armé d'un fusil à pompe, et un Indonésien, armé d'un petit Uzi, tentaient d'accéder à l'entresol. Ça pétaradait dans tous les sens et la cage était soumise à un véritable tir de bacrage. Ils montaient prudemment les marches lorsqu'un corps déboula lourdement vers eux et que les rafales augmentèrent d'intensité. Ça canardait dans tout l'étage.
Il hurla à Koesler et à Jampur d'y aller, nom de dieu, alors qu'il armait son 45. Puis il gueula à Rudolf ce qu'il foutait encore ici alors qu'il y avait du travail à l'étage. Le gros Allemand courut jusqu'à l'escalier à la poursuite de Koesler.
Mais les détonations reprirent de plus belle et un autre corps déboula l'escalier, alors que Vondt atteignait le bas des marches. Les rafales et les coups de feu trouaient l'espace, dans un vacarme hallucinant. Un fusil à pompe glissait sur les marches à côté du corps, troué d'impacts. Il entendit des cris et le bruit d'une retraite précipitée. Il croisa Koesler qui redescendait à toute vitesse en tenant un Sorvan fulminant, blessé à la jambe en de multiples points. Son bras tombait mollement sur la poitrine de l'Afrikaner, la main un peu flasque autour de son énorme 44 magnum automatique.
Koesler fonça vers Vondt, en agrippant Sorvan par-dessous l'épaule. Le Bulgare traînait la jambe en faisant une horrible grimace.
– Comment ça se présente? demanda Vondt en connaissant d'avance la réponse.
– Putain… Sont deux à tirer là-haut! L'aut'salopard il a au moins une mitrailleuse dans sa chambre… On a perdu Straub et Carl, et Dimitriescu… Lemme, Jampur, le Suisse… putain… Six hommes au moins… Y a pus qu' des cadavres dans c't'escalier…
Vondt le regarda froidement.
– Il faut prendre la fille. On a encore du temps devant nous.
Il consultait sa montre, nerveusement.
Mais il savait que c'était peine perdue. Sorvan pissait le sang comme une fontaine. Malgré sa force, la blessure le rendait moins opérationnel qu'un haltérophile bulgare sans anabolisant. Son visage était livide. Il n'était pas blessé qu'à la jambe. Une balle avait perforé la chair, sous les côtes. Et la cuisse montrait plusieurs impacts bien alignés. Une rafale.
Koesler soutenait durement son regard. Il n'y avait qu'à faire les comptes, Vondt, disait ce regard. C'est toi qui as planifié l'opération et regarde où on en est.
Vondt faisait des calculs en effet. Restaient Rudolf et les deux Français, plus eux trois. En moins de cinq minutes les effectifs avaient été largement divisés par deux. Il comprit que l'homme de Travis était un professionnel qui avait choisi la chambre en fonction de la place stratégique qu'elle occupait. Le seul moyen aurait été de la prendre d'assaut à la grenade mais Mme Kristensen n'aurait sans doute pas apprécié qu'il lui ramène sa fille dans une demi-douzaine de sacs différents.
– Tirons-nous, se résigna-t-il à lâcher.
Ils marchèrent à toute vitesse vers les bagnoles alors qu'il rappelait les Français avec le talkie.
Putain, c'était ce type qui devait être également responsable de la disparition de la patrouille de Guarda…
Ils prirent vers le nord, par la Nl14, la direction inverse vers laquelle leur faux appel avait envoyé la moitié du commissariat d'Évora. Sur leur route les flics avaient dû tomber dans le piège, des clous chevaliers disséminés dans un virage, et le temps qu'ils reviennent, ou joignent des renforts, le reste des effectifs en uniforme aurait continué d'appeler au secours, enfermés dans les coffres de leurs voitures, garées dans les boxes. Le téléphone avait été coupé, comme à la caserne des pompiers. Il leur restait encore une bonne heure d'avance environ sur la machine policière, le temps que les flics piégés rameutent les flics d'une commune voisine, qu'ils dépannent leurs caisses et reviennent au commissariat. Trouvent leurs mecs… rétablissent la ligne, reçoivent les premiers témoignages et se rendent à l'hôtel.
Ils s'étaient divisés dans les trois voitures. Vondt et Rudolf, les deux Français ensemble et Koesler avec Sorvan. À l'embouchure de la N4 qui menait vers l'ouest, il fit des appels de phares à Koesler pour qu'ils s'arrêtent dans la cambrousse. Il demanda qu'on remplace les plaques néerlandaises par les plaques portugaises que Sorvan avait dénichées ce matin, avec un lot de fausses cartes grises.
Il demanda que Koesler parte en premier, puis lui et Rudolf, et enfin les Français, à cinq ou six minutes d'intervalle. On ne devait pas les voir ensemble jusqu'à la maison de Monchique. Le but de cette fuite vers le nord-ouest était de faire croire a une retraite vers Lisbonne, si jamais on avait repéré leurs véhicules devant l'hôtel et à la sortie de la ville. Mais au croisement de la N 4 avec la N10 qui menait vers Sétubal, il fallait prendre plein sud et attraper la N5 en direction de Grandolà. Un peu avant Grandolà, à l'intersection, ils prendraient vers le sud-ouest, en direction de Mirobriga, puis d'Odemira, où ils s'enfonceraient dans la Serra Monchique, par la 266. L'idéal était d'atteindre l'Algarve avant le plein jour. Il faudrait foncer, mais en restant décent vis-à-vis du code la route, avait-il martelé. Ils avaient trois cents-trois cent cinquante bornes à faire. Faudrait les faire en trois-quatre heures, au maximum, c'est tout.