Alice regardait le spectacle, d'un air médusé.
Ensuite il avait changé les plaques, dans ce chemin forestier en retrait de la route de Monsarraz.
Enfin il avait pris de petits axes routiers, un peu au a hasard, vers l'est, puis le sud-est.
Il entendit la jeune femme bouger, puis demander:
– Où sommes-nous?… Où… Où allons-nous?
Il jeta un coup d'œil sur la carte et prit une minuscule voie communale serpentant entre des collines arides.
– Nous sommes dans le Bas Alentejo, vers l'Espagne.
Il trouva un chemin qui grimpait vers un escarpement rocheux, au sommet duquel se délabrait une ancienne tour de guet. Il était au sud-est de Moura, vers la frontière que les Portugais protégeaient des incursions castillanes depuis des siècles. Le chemin était caillouteux et la butte formée de roches où poussait une maigre végétation.
Il se gara près de l'ancienne tour et éteignit les phares, de là où il était il dominait une vallée aride entourée de petites mesas.
La jeune femme reprenait conscience, elle appuya son dos contre la portière où Hugo avait roulé la couverture navajo en oreiller. Son visage était pâle et couvert de sueur.
– Alice? demanda Hugo, prends le tube bleu et blanc et le tube vert dans la trousse et passe-lui la bouteille d'eau minérale.
Alice s'exécuta et la jeune femme se saisit des objets en émettant un petit râle. Son bras gauche était maintenu par une attelle de carbone, dans un bandage tout à fait orthodoxe.
– Prenez deux comprimés contre la fièvre et un antibiotique. Et buvez cette bouteille entièrement, ordonna Hugo.
La jeune femme eut un léger sourire lorsqu'elle hocha la tête. Elle avala les pilules et reposa la bouteille contre elle.
– Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait? demanda-t-elle, tout à fait sérieusement.
– Pour le moment je réfléchis… Le mieux serait évidemment que vous alliez au plus vite dans un hôpital et que moi, je ramène cette môme chez son père…
La jeune femme exhala un petit soupir.
– Et où pensez-vous que ça se trouve, ça?
– J'vous l'ai dit à l'hôtel, j'sais pas exactement, mais Alice le sait et vous-même vous avez parlé d'Albofera ou quelque chose comme ça, non?
– Albufeira, corrigea-t-elle dans un souffle.
– C'est ça, Albufeira.
– Ce n'est pas là.
– Comment ça, ce n'est pas là?
– Ce n'est pas à Albufeira. Cette adresse n'est plus la bonne. Stephen Travis a déménagé il y a quatre mois. Il n'habite plus cette maison… Personne ne sait où il est.
Oh, merde, pensa Hugo, si fort qu'il crut l'avoir prononcé à haute voix.
Il regardait Alice qui ne disait rien, la bouche entrouverte, proprement hébétée. Il comprit qu'Alice n'en savait pas plus. Qu'elle ignorait en fait où se trouvait son père.
On pouvait parler de série noire, en effet.
– Écoutez, reprit la jeune flic. Ça ne sert plus à rien ce que vous faites. Même si je ne sais pas ce qui s'est passé exactement à Évora ni pourquoi les flics ont mis tant de temps pour venir, vous pouvez être sur que dans quelques heures à peine le pays tout entier sera à votre, à notre recherche…
Hugo réfléchissait, à toute vitesse, tel un ordinateur amphétaminé. Ari, qu'aurait dit Ari, nom de dieu?
Pense par toi-même, lui gueulait alors une voix tonitruante, trouve une putain de solution.
– Hugo, reprit la jeune femme, d'un ton conciliant. Il faut me ramener à un centre de police, le plus vite possible. Ces hommes ont tué un policier là-bas, l'homme de la porte du fond. C'était le policier qui m'aidait à retrouver Travis au Portugal. Il faut que vous me laissiez, avec Alice, à un commissariat quelconque. Ensuite si vous voulez je vous laisse une douzaine d'heures pour remonter à fond vers l'Espagne et la France…
Hugo se retourna vers elle avec un rictus plus sarcastique qu'il ne l'aurait vraiment voulu.
– Vous rigolez ou quoi? Vous pensez être en situation de discuter?
Sa voix était vraiment dure et il décida de calmer le jeu.
– Écoutez miss. Vous êtes blessée et moi je dois conduire cette môme jusqu'à son père.
– Je vous ai dit que ce n'était plus la bonne adresse.
– Je sais. J'ai entendu.
– Qu'est-ce que vous comptez faire, alors?
Là, Hugo était bloqué.
– Je ne sais pas encore, justement je réfléchissais avant de me faire interrompre, me semble-t-il…
La jeune femme soupira.
– Écoutez, reprit Hugo, c'est sans doute vrai que je n'ai pas la bonne adresse, mais vous il y a quelque chose que vous devez impérativement savoir.
La flic releva une paire d'yeux étonnés vers lui.
– Et quoi donc?
– Alice ne veut plus être mise sous le contrôle de la police. D'après elle, si jamais je fais ça sa mère la reprendra, presque illico. Son père n'a strictement aucun droit légal sur elle. Elle me l'a dit, texto, tout à l'heure pendant que vous dormiez. Elle peut vous le confirmer si vous le désirez.
Il fit signe à Alice de se lancer.
Elle se retourna vers la flic et se concentra deux petites secondes.
– Anita… c'est vrai. Si la police me reprend ma mère et ses avocats me récupéreront, vous le savez bien…
Hugo alluma une cigarette et tendit son paquet par-dessus la banquette. La jeune femme se saisit d'une Camel. Il lui tendit l'allume-cigares puis attendit sa réponse.
– Bon… Vous avez raison. Je ne suis pas en mesure de discuter… Quelle est votre décision?
– Nous allons nous reposer un peu, déjà. Et je vais jeter à nouveau un coup d'œil au trou de gros calibre que vous avez dans le bras… Si vous n'y voyez pas d'inconvénient.
Après qu'il eut inspecté la blessure et vérifié que le bandage et les points de suture tenaient le choc, il l'avait regardée et lui avait jeté un maigre sourire.
– Ça pourra faire l'affaire un jour ou deux. Mais d'ici là, je vous aurai conduite à un hôpital…
– Qui êtes-vous?
– Hugo est un surnom. Je m'appelle Berthold Zukor.
Il ne regarda même pas Alice pour lui transmettre un message invisible. La fliquesse ne paraissait pas avoir les yeux dans sa poche.
– Berthold Zukor, murmura-t-elle.
– Vous voulez voir mes papiers?…
– Bon, non ça va. Comment avez-vous rencontréAlice?
Hugo jeta un coup d'œil vers la petite.
– Vous n'avez qu'à le lui demander, elle vous donnera une version objective des faits…
La flic ne répondit rien..
Il se redressa hors de la voiture, et prit une profonde inspiration d'air pur et tonique.
– Raconte-moi, Alice, consentit-elle à lâcher devant Hugo muré dans son silence.
Alice s'agita puis réfléchit, prit son inspiration et se lança.
– Voilà. Quand j'ai fui du magasin, des hommes de ma mère m'ont poursuivie et je me suis cachée dans la voiture d'Hugo. Comme ça. Au hasard. Ensuite Hugo m'a emmenée avec lui et…
Il la vit hésiter devant l'épisode de Vitali et il faillit lui envoyer un clin d'œil complice lorsqu'elle reprit son récit, en omettant le crochet par Düsseldorf.
Il fit le tour de la voiture pour faire quelques pas. Dans son dos la môme continuait son récit.
– Ensuite… Nous sommes descendus jusqu'en Espagne, puis à la frontière des hommes de ma mère ont réussi à me prendre mais Hugo m'a délivrée, ensuite nous sommes venus… Jusqu'ici. A Évora…
Toorop sourit. Il retourna s'asseoir derrière le volant.
La jeune femme semblait réfléchir à toute vitesse. Mettant en place des bouts de solutions a un rébus compliqué.
– On a retrouvé deux hommes dans une voiture allemande, au nord de Castelo Branco. Plombés de balles. C'était vous?
Il réfléchissait à toute vitesse, lui aussi. Il décida de jouer franc-jeu. De toute façon deux types de plus ou de moins, au point où il en était…
– Oui. Les types avaient attrapé Alice. Une histoire un peu compliquée. J'ai dû intervenir…
La fliquesse lui jetait un regard curieux, presque étonné.
– Qu'est-ce que vous faites dans la vie, monsieur Zukor?