Elle ne voulut même pas essayer de deviner si l'homme l'avait vue ou non.
Elle courut sans se retourner comme dans un décor de cauchemar vers les portes de verre de la sortie.
Elle aperçut une portion de ciel bleu électrique et la lumière de l'après-midi qui tombait sur les toits des voitures garées devant le magasin.
Au même instant, elle reconnut la voiture japonaise et la silhouette qui se tenait au volant juste devant le trottoir.
Koesler.
Le profil fixait le vide quelque part devant lui.
Alice dérapa sur le revêtement de plastique et elle sentit son corps basculer, perdre tout sens de l'équilibre. Elle atterrit de tout son long en poussant un petit cri étouffé. La douleur irradiait de ses genoux et de son bras droit.
Lorsqu'elle se redressa elle aperçut quelques silhouettes figées autour d'elle. Dans un voile cotonneux elle entendit une voix de femme: «Ça va mon enfant?»
Mais ses yeux plongeaient déjà derrière la porte, de verre, faisant abstraction du reste de l'univers Et ce qu'elle y vit la trempa d'une terreur glacée.
Koesler. Le regard froid de Koesler qui la fixait. Il y avait comme de la stupéfaction dans ce regard. Ainsi qu'une détermination à toute épreuve.
Alice réagit instinctivement. Dans un hoquet affolé elle partit sur la droite, vers les foulards Hermès et les cravates Gucci, vers une sortie latérale, dont elle apercevait les grooms cuivrés, là-bas.
Elle courut furieusement entre les étalages et elle entendit nettement le bruit de la chute d'un présentoir de cravates derrière elle.
En slalomant entre deux bacs remplis de pullovers, elle put se retourner, un bref instant.
Là-bas, sous l'enseigne Benetton, le chauve aux lunettes noires courait vers elle, à petites foulées. Elle aperçut un homme à une bonne dizaine de mètres derrière lui, qui faisait volte-face. Son teint hâlé et ses yeux légèrement bridés suffirent à Alice pour l'identifier. L'Indonésien.
Elle se propulsa dans la rangée de bacs à tee-shirts.
Elle atteignait les portes. Elle bondit vers la paroi de verre et ses petites mains moites laissèrent une empreinte collante lorsqu'elles s'écrasèrent sur la vitre. L'air frais l'enveloppa instantanément.
Elle dérapa sur la droite, dans la direction opposée à la voiture de Koesler.
Au même instant, elle jeta un ultime coup d'œil à l'intérieur du magasin. Elle détalait déjà sur le trottoir. Mais elle avait eu le temps de discerner que quelque chose d'anormal était en train de se produire. Le chauve lui tournait le dos et il tenait un gros pistolet dans sa main…
C'est tout ce qu'elle vit nettement, mais alors qu elle commençait sa course éperdue dans la foule du soir, elle entendit nettement le bruit des déflagrations.
Elle savait pertinemment que c'étaient des coups de feu qu'on tirait, là.
C'est Oskar qui se rendit compte le premier que la môme avait disparu.
Il venait de reposer un vinyl de Peter Tosh dans son bac lorsque, en relevant la tête vers les rayons de livres, il s'aperçut qu'Alice n'y était plus. Il lui fallut moins d'une seconde pour comprendre la globalité de la situation. Il empoigna Julian et plein d'une sourde angoisse l'entraîna vers le dernier endroit où il l' avait vue:
– Elle est plus là, Julian, merde…
Julian tourna la tête en tous sens comme un périscope cherchant à détecter la petite silhouette en bleu marine.
Ils fonçaient le long des rayonnages de bouquins.
– Où tu l'as vue en dernier Julian?
– Là-bas au bout du rayon…
Oskar pressa encore le pas.
– Merde merde, Anita va nous tuer… Putain de merde.
Julian ne répondit rien.
Ils arrivèrent à l'extrémité du rayon et firent le tour de la cage d'escalier mécanique en dérapant sur le sol glissant.
– Tu la vois?
– Non j'vois rien… elle est pas là…
Oskar fit volte-face et observa l'escalator qui déroulait ses marches mobiles vers les étages inférieurs. Son instinct lui fit comprendre ce qui s'était passé.
– Merde.
Il se précipita sur la volée de métal qui résonna lourdement.
– Julian, amène-toi, elle est descendue. Elle s'est barrée…
Il criait presque.
Julian bouscula un groupe de touristes et se précipita à sa suite.
Arrivé au bas des marches, Oskar envoya valser un couple de teenagers en pivotant d'ùn seul trait pour attraper la rampe qui menait au rez-de-chaussée.
Il était déjà en bas, entre les bacs vitrés de la parfumerie lorsque Julian déboula à son tour au sommet du dernier escalier.
Oskar cherchait de tous côtés, planté au croisement de deux allées. La foule était plus compacte qu'au deuxième, ici. Ça ne serait pas du gâteau. Julian le rejoignit et, du haut de son bon mètre quatre-vingt-dix, discerna quelque chose à l'autre bout du magasin.
– Y's'pass'quekchose là-bas.
Il prenait Oskar par le bras et lui montrait un mouvement et un attroupement plus loin, en direction d'une des sorties.
– Qu'est-ce que…
Oskar et Julian se dirigèrent à bonnes foulées vers les stands de montres Timex, Cartier, Rolex. Ils se séparèrent afin de couvrir un peu plus d'espace, dans deux rangées parallèles.
En fonçant vers la sortie principale ils rencontrèrent une foule de plus en plus dense et ils se cognèrent sans ménagement à de multiples personnes.
Au même instant, un bruit violent leur parvint. Des objets tombant par terre. Oskar menait la marche, par le hasard de la distribution des obstacles humains parsemés sur leur route.
C’est en débouchant sur une allée perpendiculaire qu'Oskar visualisa la situation dans son ensemble. Il n'y avait personne de blond, de sexe féminin et âgé de douze ans à la sortie principale. En revanche, là-bas sur sa droite, vers une sortie latérale, dans un endroit presque désert une petite forme blonde bondissait entre les bacs.
Et devant lui, à quelques mètres tout au plus, un homme marchait à une cadence diablement vive vers la même sortie. Un homme vêtu de gris et dont le crâne chauve luisait sous la lumière.
Oskar avait eu l'occasion de lire les rapports d'Anita et la mention d'un homme chauve aux lunettes noires et portant moustache, sûrement prénommé Johann, lui revint en mémoire. Sans savoir qu'un autre événement se préparait dans son dos, il fonça à la poursuite de l'homme en mettant la main sur la crosse du 9 mm, sous sa veste.
Oskar vit Alice se précipiter vers la porte et l'homme devant lui presser le pas.
Il tenta le tout pour le tout:
– Johann? cria-t-il dans l'espace saturé de néon. Johann arrête-toi!
Il vit l'homme se retourner, surpris, en ralentissant le pas.
Et les disques noirs ne trahirent aucune émotion lorsqu'il se figea et mit la main à l'intérieur de sa veste, avec une vélocité incroyable. Il écarta violemment une vieille et élégante dame qui partit à la renverse dans un bac de blue-jeans et sa main réapparaissait déjà, armée d'un solide automatique noir.
Oskar dérapa sur les dalles glissantes en se précipitant sur le côté. Sa main tenait fermement le pistolet mais sa perte d'équilibre lui coûta la précision.
Au moment où il fit feu, le chauve moustachu aux lunettes tirait lui aussi.
La balle d'Oskar passa à dix centimètres à droite de la moustache, traversa une peluche publicitaire et alla se perdre vers le plafond.
Celles de Johann allèrent se loger dans sa jambe et son épaule droites, faisant exploser des geysers de sang qui éclaboussèrent le sol et les bacs de lingerie féminine.
Oskar s'effondra dans une masse de soutiens-gorge blancs et soyeux alors que des hurlements jaillissaient de tous côtés et que d'autres coups de feu éclataient de partout, vacarme de fusillade amplifié par l'écho naturel du magasin.
Sa tête heurta quelque chose de dur et la douleur le recouvrit quelques instants d'un voile éblouissant.
Lorsqu'il put prendre à nouveau pleinement conscience de la situation, il régnait un silence de mort dans tout le supermarché. Seule la musique d'ambiance égrenait sa rumba synthétique, imperturbable.