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– Dites-moi Dieter. On parle bien de cette femme qui s'est fait passer pour je ne sais quelle connerie de programme municipal… C'est cette femme qui a placé Alice sous protection spéciale, Dieter?

Le jeune avocat opina silencieusement.

– Et c'est cette femme qui a pris la première déposition et vu la cassette en premier, c'est ça?

– Oui, murmura Dieter, c'est la même personne, Anita Van Dyke.

– Mais bon sang, s'énerva alors Eva Kristensen, mais alors pourquoi personne n'a encore pensé à la suivre, hein dites-moi?

Eva se retourna vers Koesler, dans le silenœ qui figeait la pièce comme la gangue d'un glacier:

– Koesler…

Elle s'avança doucement vers lui, mais resta à quelques mètres. Sans même le regarder, elle laissa tomber:

– Je suis sûre que vous vous rendez compte à quel point vous allez devoir améliorer vos performances… Une telle erreur est d'une gravité sans precedent… Mais…

Eva pivota sur elle-même, un large sourire aux lèvres.

Ça y est, pensa Wilheim, la crise est finie, mainenant nous allons avoir droit au champagne.

Eva fit claquer ses doigts et planta ses yeux dans ceux de Wilheim:

– Mon chou, je crois que nous allons ouvrir une bouteille de Roederer…

Puis à l'attention de tout le monde et de personne en particulier:

– Je veux qu'on suive cette fliquesse, je veux tout savoir sur elle et surtout où elle va. Elle doit sûrement rendre visite à Alice quotidiennement… REPÉREZ L'ENDROIT. Je veux parer à toute éventualité au cas où l'affaire se compliquerait d'ici à samedi et qu'on ne puisse récupérer ma fille légalement.

Elle regarda Wilheim.

– Je veux tout savoir sur elle, O.K.?

Wilheim lui fit comprendre d'un geste imperceptible que ce serait fait.

Le samedi matin, Alice Kristensen boucla ses quelques affaires dans son sac de sport, vérifia que l'argent était bien en place, que son passeport y était aussi et elle attendit patiemment l'heure du déjeuner. Vers treize heures, comme convenu, Oskar, un des deux flics antillais, monta pour lui dire qu'on y allait.

Elle avait réussi à négocier avec Anita, la veille. «Madame Van Dyke… si c'est samedi que les avocats de ma mère vont me reprendre, vous me laisseriez faire une petite sortie en ville, l'après-midi», lui avait-elle demandé sur un ton presque suppliant. Cela avait marché. Ils déjeunèrent dans un petit restaurant nordique du centre-ville, puis Alice se décida pour aller voir un film de sciencefiction au Cannon Tuschinsky. Les deux flics se tapèrent Alien 3 dans un silence religieux de gosses fascinés, puis vers cinq heures et demie, Alice demanda à aller au grand supermarché de l'avenue.

Les flics garèrent la voiture à deux rues du centre commercial et ils encadrèrent Alice sur le trottoir, sans ostentation. Alice sentait battre le sac de sport dans son dos, et son cœur dans la prison de sa poitrine. Elle marchait toute droite vers son futur, vers les grandes galeries où elle pourrait mettre son plan à exécution.

Elle n'avait pas droit à l'erreur. Elle en avait assez commis comme cela.

Elle était pleine d'une détermination farouche lorsqu'elle poussa la porte de verre du magasin.

La chaleur lui explosa au visage. Il y avait du monde. Assez de monde pour faire une foule. Pas trop pour qu'elle ne fût pas compacte et infranchissable. Alice déambula au rez-de-chaussée, s'arrêtant pour regarder bijoux et parfums, foulards de soies et cravates, revenant sur ses pas pour s'offrir une petite bague, entraînant les deux flics antillais qui la suivaient séparément à quelques mètres, l'air de rien, dans une danse compliquée autour des rayonnages.

Puis elle monta au premier par l'escalator, les jeux vidéo, les ordinateurs et l'électroménager, puis au deuxième, aux rayons livres, disques et hifi.

Les deux flics s'arrêtèrent devant les murs de magnétoscopes et de platines laser. Alice dériva lentement vers le rayon livres. Oskar tourna la tête pour voir où elle était mais elle lui fit un petit signe amical, l'air de dire «tout va bien, je regarde juste quelques bouquins».

Oskar et Julian se retrouvèrent rapidement au rayon des disques laser et elle put les voir comparer des disques de reggae et de salsa.

Les rayons de la librairie couraient jusqu'à l'escalier mécanique. Il y avait peu de monde dans cette partie du magasin, quelques personnes qui furetaient autour des ouvrages. Alice feuilleta négligemment quelques livres tout en glissant vers la rampe de couleur bleue. Lorsqu'elle ouvrit Le grand sommeil de Raymond Chandler, elle n'en était plus qu'à quelques mètres. Oskar et Julian étaient plongés dans l'intégrale de Bob Marley. Alice reposa le livre en suspendant sa respiration. Son cœur envoyait des paquets de sang et d'émotion à son cerveau. La chaleur du magasin devenait torride et elle sentit des gouttes de sueur perler à son front et le long de son cou.

Allez, un dernier effort.

Elle glissa jusqu'à l'extrémité du rayonnage, trouva Asimov et Aldiss, des collections de sciencefiction de poche dont elle ne perçut que les couvertures colorées, dans un kaléidoscope violacé.

Elle jeta un ultime coup d'œil à Oskar et Julian dont les têtes dépassaient des bacs de disques, à deux ou trois rangées d'elle. Elle les voyait de profil et, lorsqu'ils se penchaient vers l'intérieur des bacs, le sommet de leur crâne disparaissait pour quelques instants. Julian lui jeta un coup d'œil et elle lui envoya un sourire forcé en reposant Fondation foudroyée. La tête noire du flic replongea à la rencontre de Jimmy Cliff.

Alice n'attendit qu'une fraction de seconde. Le temps que sa poitrine se remplisse et qu'elle envoie le message à ses jambes. Elle se retourna et, le plus calmement qu'elle put, fit le tour de la rampe agrippant sa main au caoutchouc noir. Elle se propulsa entre deux couples d'âge mûr qui s'avançaient sur les marches métalliques puis doubla la femme de devant et descendit l'escalator en se faufilant entre deux ménagères.

Premier étage. Alice empoigna la rampe de l'escalator et bondit sur la volée de marches qui descendait vers le rez-de-chaussée. Elle bouscula un vieillard et marmonna une excuse. Devant elle, la perspective scintillante de l'escalator plongeait vers les étalages vitrés de la parfumerie. Les marques françaises de parfums formaient une fresque d'arabesques lumineuses et les flacons luisaient de mille nuances d'ambre et de vert. Mais Alice n'avait d'yeux que pour la petite pancarte qui indiquait la sortie. Elle fonça entre deux rangées de cosmétiques qui miroitaient derrière leurs parois de verre. À l'autre bout du magasin elle discerna une vague lumière bleue derrière des portes battantes. Elle força la cadence et vit les étalages de parfums faire place aux montres et bijoux. Il y avait du monde ici et la foule devint plus dense. Alice se faufila difficilement entre les femmes vêtues de fourrures, aux lèvres outrageusement maquillées et aux coiffures sophistiquées. La foule était encore plus dense juste derrière, et Alice força le passage sans trop de ménagement.

Ralentie dans sa course, Alice discerna des détails dans la danse absurde qui la bloquait à quelques mètres de la liberté. Les énormes boucles d’oreille en or d'une jeune femme élégante, au visage fermé, devant un étalage de montres suisses aux prix faramineux. L'éclat du néon sur l'acier gris, l'or et le vermeil. La silhouette derrière la vitre, de l'autre côté. Le costume gris aux reflets soyeux.

Le visage de l'homme, luisant sous la lumière crue. Son crâne chauve, lisse et net comme une boule de billard. Ses épaisses moustaches, tombant à la turque. Les disques noirs qui masquaient son regard…

Seigneur, tressaillit Alice, croyant défaillir de terreur, plongeant dans la foule dans un sursaut instinctif… l'homme aux moustaches et aux lunettes noires, le chauve dont m'à parlé Anita…

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