Литмир - Электронная Библиотека
A
A

«Qu’a donc aujourd’hui le Pharaon? Il serait rentré vaincu de son expédition qu’il ne serait pas plus morose et plus sombre.» Si, au lieu d’avoir remporté dix victoires, tué vingt mille ennemis, ramené deux mille vierges choisies parmi les plus belles, rapporté cent charges de poudre d’or, mille charges de bois d’ébène et de dents d’éléphant, sans compter les productions rares et les animaux inconnus, Pharaon eût vu son armée taillée en pièces, ses chars de guerre renversés et brisés, et se fût sauvé seul de la déroute sous une nuée de flèches, poudreux, sanglant, prenant les rênes des mains de son cocher mort à côté de lui, il n’eût pas eu, certes, un visage plus morne et plus désespéré. Après tout, la terre d’Égypte est fertile en soldats; d’innombrables chevaux hennissent et fouillent le sol du pied dans les écuries du palais, et les ouvriers ont bientôt courbé le bois, fondu le cuivre, aiguisé l’airain! La fortune des combats est changeante; un désastre se répare! mais avoir souhaité une chose qui ne s’était pas accomplie sur-le-champ, rencontré un obstacle entre sa volonté et la réalisation de cette volonté, lancé comme une javeline un désir qui n’avait pas atteint le but:

voilà ce qui étonnait ce Pharaon dans les zones supérieures de sa toute-puissance! Un instant il eut l’idée qu’il n’était qu’un homme!

Il errait donc par les vastes cours, suivant les dromos de colonnes géantes, passant sous les pylônes démesurés, entre les obélisques élancés d’un seul jet et les colosses qui le regardaient de leurs grands yeux effarés; il parcourait la salle hypostyle et se perdait à travers la forêt granitique de ses cent soixante-deux colonnes hautes et fortes comme des tours. Les figures de dieux, de rois et d’êtres symboliques peintes sur les murailles semblaient fixer sur lui l’œil inscrit de face en lignes noires sur leur masque de profil, les uraeus se tordre et gonfler leur gorge, les divinités ibiocéphales allonger leur col, les globes dégager des corniches leurs ailes de pierre et les faire palpiter. Une vie étrange et fantastique animait ces représentations bizarres, peuplant d’apparences vivantes la solitude de la salle énorme, grande à elle seule comme un palais tout entier. Ces divinités, ces ancêtres, ces monstres chimériques, dans leur immobilité éternelle, étaient surpris de voir le Pharaon, ordinairement aussi calme qu’eux mêmes, aller, venir, comme si ses membres fussent de chair, et non de porphyre ou de basalte.

Las de tourner dans ce monstrueux bois de colonnes soutenant un ciel de granit, comme un lion qui cherche la piste de sa proie et flaire de son mufle froncé le sable mobile du désert, Pharaon monta sur une terrasse du palais, s’allongea sur un lit bas et fit appeler Timopht.

Timopht parut et s’avança du haut de l’escalier jusqu’au Pharaon en se prosternant à chaque pas. Il redoutait la colère du maître dont un instant il avait espéré la faveur. L’habileté déployée à découvrir la demeure de Tahoser suffirait-elle pour faire excuser le crime d’avoir perdu la trace de cette belle fille.

Relevant un genou et laissant l’autre ployé, Timopht étendit ses bras vers le roi avec un geste suppliant.

«O roi, ne me fais pas mourir ni battre outre mesure; la belle Tahoser, fille de Pétamounoph, sur laquelle ton désir a daigné descendre comme un épervier qui fond sur une colombe, se retrouvera sans doute, et quand, de retour à sa demeure, elle verra tes magnifiques présents, son cœur sera touché, et, d’elle-même, elle viendra, parmi les femmes qui habitent ton gynécée, prendre la place que tu lui assigneras.

– As-tu interrogé ses servantes et ses esclaves? dit le Pharaon; le bâton délie les langues les plus rebelles, et la souffrance fait dire ce qu’on voudrait cacher.

– Nofré et Souhem, sa suivante favorite et son plus vieux serviteur, m’ont dit qu’ils avaient remarqué que les verrous de la porte du jardin étaient tirés, et que probablement leur maîtresse était sortie par là. La porte donne sur le fleuve, et l’eau ne garde pas le sillage des barques.

– Qu’ont dit les bateliers du Nil?

– Ils n’avaient rien vu; un seul a dit qu’une femme pauvrement vêtue avait passé le fleuve aux premières lueurs du jour. Mais ce ne pouvait être la belle et riche Tahoser dont tu as remarqué toi-même la figure, et qui marche comme une reine sous des vêtements splendides.» Le raisonnement de Timopht ne parut pas convaincre Pharaon; il appuya son menton dans sa main et réfléchit quelques minutes. Le pauvre Timopht attendait en silence, craignant quelque explosion de fureur. Les lèvres du roi remuaient comme s’il se fût parlé à lui-même: «Cet humble habit était un déguisement… Oui, c’est cela… Ainsi travestie, elle est passée de l’autre côté du fleuve… Ce Timopht est un imbécile, sans la moindre pénétration. J’ai bien envie de le faire jeter aux crocodiles ou rouer de coups… – mais pour quel motif? Une vierge de haute naissance, fille d’un grand prêtre, s’échapper ainsi de son palais, seule, sans prévenir personne de son dessein!… Il y a peut-être quelque amour au fond de ce mystère.» A cette idée, la face du Pharaon s’empourpra comme à un reflet d’incendie: tout le sang lui était monté du cœur au visage; à la rougeur succéda une pâleur affreuse, ses sourcils se tordirent comme les vipères des diadèmes, sa bouche se contracta, ses dents grincèrent et sa physionomie devint si terrible que Timopht épouvanté se laissa tomber le nez sur les dalles, comme tombe un homme mort.

Mais le Pharaon se calma; sa figure reprit son aspect majestueux, ennuyé et placide; et, voyant que Timopht ne se relevait pas, il le poussa dédaigneusement du pied.

Quand Timopht, qui se regardait déjà comme étendu sur le lit funèbre à pieds de chacal, au quartier des Memnonia, le flanc ouvert, le ventre vidé et prêt à prendre le bain de saumure, se redressa, il n’osa pas lever les yeux vers le roi et resta affaissé sur ses talons, en proie à l’angoisse la plus poignante.

«Allons, Timopht, dit Sa Majesté, lève-toi, cours, dépêche des émissaires de tous côtés, fais fouiller les temples, les palais, les maisons, les villas, les jardins, jusqu’aux plus humbles cahutes, et retrouve Tahoser; envoie des chars sur toutes les routes, fais sillonner le Nil en tous sens par des barques; va toi-même, et demande à ceux que tu rencontreras s’ils n’ont pas vu une femme de telle sorte; viole les tombeaux si elle s’est réfugiée dans l’asile de la mort, au fond de quelque syringe ou de quelque hypogée; cherche-la comme Isis a cherché son mari Osiris déchiré par Typhon, et, morte ou vivante, ramène-la, ou, par l’uraeus de mon pschent, par le bouton de lotus de mon sceptre, tu périras dans d’affreux supplices.» Timopht s’élança avec la rapidité de l’ibis pour exécuter les ordres du Pharaon, qui, rasséréné, prit une de ces poses de grandeur tranquille que les sculpteurs aiment à donner aux colosses assis à la porte des temples et des palais, et, calme comme il convient à ceux dont les sandales estampées de captifs liés par les coudes reposent sur la tête des peuples, il attendit.

Un tonnerre sourd résonna autour du palais, et, si le ciel n’eût été d’un bleu de lapis-lazuli immuable, on eût pu croire à un orage; c’étaient les bruits des chars lancés au galop dans toutes les directions, et dont les roues tourbillonnantes retentissaient sur le sol.

Bientôt le Pharaon put apercevoir du haut de sa terrasse les barques coupant l’eau du fleuve sous l’effort des rameurs, et les émissaires se répandre sur l’autre rive à travers la campagne.

32
{"b":"100209","o":1}