La prison de l'Écarlate était une vaste cave très antique traversée de galeries dont on ne savait pas, tant elles étaient tortueuses et basses, encombrées d'eaux noires et de caillasses éboulées, si elles allaient se perdre dans la nuit de la Terre ou si elles pouvaient encore conduire, par d'innombrables détours et débris d'escaliers, du palais de l'évêque Gui à la cathédrale Saint-Étienne, qu'une ruelle séparait. Nul ne s'en serait soucié si quelques bateleurs et méchantes langues hérétiques ne s'étaient obstinés à chanter au vent des places de détestables paraboles sur ces bas-fonds et ces hauts lieux. Selon ces gens, les deux bâtisses épiscopales, jointes indiscutablement par leurs racines, prospéraient ensemble sur le malheur des persécutés. Quelques rimeurs et mauvais imagiers avaient même représenté l'évêque Gui grassement assis entre les tours ouvragées de ses demeures, et tenant le peuple toulousain prisonnier dans les ténèbres charnues de son fondement. Gui de l'Isle connaissait ces sornettes moqueuses que l'on colportait sur son compte. En vérité, les traits maladroits des gravures et les vers mal chevillés des chansons l'offensaient plus que la méchanceté du propos. Sans doute se serait-il senti moins gravement sali par des refrains en belle langue bien luisante. Il aurait détesté leurs auteurs, mais se serait vanté de ne les point poursuivre. Il avait cette fausse indulgence un peu craintive et ce respect superstitieux que les hommes de grand pouvoir éprouvent parfois pour les bouffons de haute verve, mais jugeait avec une chaleur cruelle l'art malsonnant des chansonniers. Il en avait fait emprisonner plusieurs à l'Écarlate pour crime, disait-il, de lèse-poésie, et par pédagogie bien sentie: ces canailles devaient apprendre que la misère, en ces lieux profonds, n'était pas aussi sordide qu'ils le prétendaient. Et, de fait, c'était vrai.
L'évêque y descendait parfois de mauvais coeur surveiller des ménages à grande eau, maugréant de dégoût, son manteau serré autour des jambes de peur qu'il n'effleure des souillures, et houspillant ses prisonniers pour ne pas se laisser aller à les plaindre. Il n'y avait en cette prison ni criminels ni hérétiques notoires, mais quelques piètres malandrins, quelques mauvais parleurs et des témoins douteux cités à comparaître devant le tribunal d'Inquisition, que l'on enfermait là pour les faire un peu macérer dans la crainte des juges. Ces gens mangeaient ensemble leur pain noir dans une vaste salle vaguement éclairée par des soupiraux, et dont le fond était ouvert sur l'obscur labyrinthe d'où revenaient toujours ceux qui s'y aventuraient. Ces galeries, selon leurs récits, ne conduisaient à aucune lumière mais au royaume des rats, au-delà de portes trop rouillées et bancales pour être ouvertes ou fermées, d'où l'on n'entrevoyait que de nouveaux couloirs.
Salomon d'Ondes décida pourtant d'occuper ses premières heures de mauvais chrétien à explorer ces souterrains. Il prit donc une torche à la muraille, et s'éloigna aussi furtivement qu'il put des gens affalés sous les hautes meurtrières. Au seuil de l'ombre, un jeune bateleur lui demanda en riant s'il ne se sentait pas assez prisonnier dans la salle commune pour aller encore courber la tête et s'écorcher le dos sous des voûtes plus basses. Salomon lui répondit qu'il n'espérait rien, mais qu'il aimait chercher. C'était un homme aventureux. Il n'était pas de mystère qui n'allume en lui une jubilation fouineuse, un désir presque amoureux de palper le noir.
La détresse où il était n'avait fait qu'enfiévrer son désir de comprendre. Il s'était plaint, la veille même de son malheur, de la platitude des jours. Depuis qu'il était établi à Toulouse, il avait irrémédiablement usé ses livres à les relire, et s'il n'avait cessé de les fréquenter, c'était pour ne point rêver seul au savoir de tout ce qui vit, à la montée des sèves, à la lointaine ironie des étoiles. Mais ces rêveries mêmes avaient peu à peu perdu de leur saveur, et l'envie lui était venue d'un grand vent qui abattrait des portes dans son esprit, qui ouvrirait des chemins inconnus. Il s'était risqué, ces derniers jours, à prier avec une véhémence nouvelle, à appeler sur lui un événement imprévu, à secouer Dieu pour le réveiller, sans espoir véritable, car sa vie lui paraissait alors si tranquillement tracée que rien, selon toute raison, ne pouvait survenir. Et maintenant, explorant les couloirs profonds de l'Écarlate, il goûtait le bonheur amer d'avoir été exaucé. Il avait espéré l'aventure, elle était là, effrayante, devant lui. Il raillait douloureusement sa folie de l'avoir désirée, mais s'émerveillait que Dieu ait mis un empressement si furieux à le satisfaire. En vérité, il puisait dans les ténèbres où il portait sa torche autant d'effrois que de questions, et d'envies d'aller plus avant.
Il s'arrêta au seuil d'un éboulis qui fermait à demi la galerie et tendit sa lumière fumante aussi loin qu'il put, par une brèche, cherchant parmi les ombres mouvantes des pierres un signe de bonne fin à ses angoisses. Alors il entendit un bruit de pas qui lui sembla venir à sa rencontre, mais il pensa presque aussitôt, oubliant son attente de miracle, que ce ne pouvait être qu'une illusion. Il se retourna et vit s'avancer, sous la voûte, la figure rieuse du bateleur. Le garçon lui dit que l'évêque Gui et le Grand Inquisiteur Novelli l'attendaient dans la salle commune. Il ajouta, hochant sa tête ébouriffée:
– Vous recevez de bien grands personnages, maître Salomon. Assurément, vous n'êtes pas un prisonnier ordinaire.
Ces paroles lui firent du bien. Il était, en effet, un juif considérable. On ne pouvait le traiter comme un truand. Il se dit que Novelli, sans doute, regrettait sa rigueur, et qu'il allait maintenant le reconduire dehors. Il s'imagina sortant de prison, environné d'excuses. Il se sentit un peu renaître et serra la main du jeune homme en balbutiant quelques paroles de gratitude. L'autre n'en comprit pas la raison, mais sembla content de le voir bien disposé à son égard. Il regarda son bonhomme avec un sourire perplexe et une belle envie, soudain, de s'en faire un ami.
Ce bateleur était d'ordinaire un moqueur impénitent, mais dans la situation où il se trouvait, jeté par malchance en ce mauvais lieu où nul ne se préoccupait de lui, et sans espoir d'en sortir si quelque bonne fortune ne l'y venait pas chercher, une pareille alliance pouvait être une aubaine et méritait que l'on flagorne un peu. Il prit donc la torche des mains de Salomon et le guida, le long de la galerie, avec des prévenances exagérées.
– Vous serez bientôt libre, lui dit-il. Tout à l'heure, j'ai entendu Gui de l'Isle se disputer, à votre sujet, avec l'Inquisiteur Novelli, derrière la grille. L'évêque semblait très inquiet et furieux d'avoir Salomon d'Ondes dans sa prison. Par malheur, il n'en va pas de même pour moi. Les juges de Toulouse ont oublié mon existence, et monseigneur Gui n'a jamais su mon nom. On m'appelle Vitalis. On dit parfois: le Troué. Je suis rimeur de petites rognes et détrousseur, à l'occasion, de badauds presque aussi pauvres que moi. Voler un riche m'aurait déjà fait pendre, Dieu garde. J'aurais un corbeau sur l'épaule, à l'heure présente, et point votre bonne main. Maître Salomon, si vous voulez parlez en ma faveur à l'évêque, qui semble vous estimer beaucoup, je jure d'être votre serviteur jusqu'au bout de ma vie, et de ne plus écrire que des chansons d'amour.
Le bateleur dit ces derniers mots à voix basse, car ils arrivaient au seuil de la salle commune. Salomon d'Ondes en fut tant ému que les larmes lui montèrent aux yeux. «S'entendre demander de l'aide quand on se croit un paria, se dit-il, est un des plus doux bienfaits de Dieu.» Il épousseta ses vêtements avant de s'avancer dignement vers ces gens qui l'attendaient. Les prisonniers assis contre la muraille lui firent une escorte de regards envieux. On ouvrit devant lui la grille. Dans le vestibule, il se sentit déjà plus qu'à moitié sauvé de la perdition. Mais la poisse de cette cave était encore pesante sur son dos. Il pensa qu'il venait de goûter l'amertume et le miel de ces leçons que seules donnent les misères de l'ombre. En un soupir, il se promit de méditer comme un livre profond, quand il aurait rebâti sa maison, ce grand moment noir.
L'évêque congédia d'un geste les soldats de garde et le fit asseoir très civilement en face de lui et de son compère Inquisiteur.
– Maître Salomon, lui dit Novelli, je vous apporte le salut de mon oncle Arnaud, à qui je viens de rendre visite dans la chambre où il se meurt. Il vous aime, et m'a demandé de vous dire son grand espoir de vous voir accepter l'amitié de Dieu.
– Monseigneur Arnaud est un homme de beau savoir et de grande bonté, la paix sur lui, répondit Salomon. Dites-lui, quand vous le verrez à nouveau, que je me souviens avec reconnaissance des jours d'été, au pré de l'Oratoire, où il m'enseigna la science des vieux philosophes d'Alexandrie et d'autres bonnes choses qui me nourrissent encore. Il fut un maître indulgent et profond, car il savait faire goûter la vie. S'il n'avait pas été malade, j'aurais cherché refuge auprès de lui, dans le malheur où m'a mis cette foudre qui m'est tombée dessus. Je suis sûr qu'il m'aurait offert ses mains et son bon sourire. Il m'aurait condamné au repos parmi ses livres, point à cette nouvelle pénitence où vous m'avez mis.
– Je vous ai fait conduire ici pour vous garder d'un grand danger, dit Jacques Novelli. Vous alliez quitter Toulouse et retourner à votre vieille vie. Cela ne peut pas être. Le baptême a fait de vous un nouvel homme.
– Dois-je entendre, maître Novelli, que vous ne me permettez pas d'espérer la paix, après la violence très injuste que l'on m'a faite? Aucune pitié ne vous est donc venue, depuis hier?
– Vos souffrances et votre ruine nous contrarient beaucoup, maître Salomon. Cependant, vous êtes entré dans notre famille. Les portes sont maintenant fermées derrière vous. Il vous faut marcher en notre compagnie.
Salomon d'Ondes se détourna lentement de Novelli et regarda l'évêque avec une grande douleur étonnée, appelant des yeux quelque secours, dans le piège où il se sentait à nouveau pris, mais il le vit agacer, tête basse, la fourrure de son manteau sur ses genoux, tout rogneux, vaincu, au bout du regard de Novelli, comme à la pointe d'un couteau. Alors il leva les mains et les posa grandes ouvertes sur sa tête, et sa nuque fléchit, et son dos se courba. Il resta un moment ainsi accablé, comme s'il attendait que la terre noire s'ouvre entre ses pieds, pour s'y enfoncer loin de ces grands personnages, dans des ténèbres tranquilles, inaccessibles. Gui de l'Isle se pencha à son oreille. Salomon détesta son haleine humide et chaude. Il s'écarta de lui, se redressa.