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Quand Novelli entra dans la chambre de l'évêque Gui, il le trouva devant le haut feu de sa cheminée en conversation passionnée avec l'architecte catalan qu'il venait d'engager à son service, et qu'il vénérait comme un nouveau prophète. Ces deux hommes, caressant amoureusement, dans l'air de la pièce, des voûtes imaginaires et des courbes de rosaces, étaient trop absorbés pour prendre garde au glissement discret de ses savates sur les dalles. Jacques s'avança donc sans que nul ne se préoccupe de lui, puis resta un moment silencieux, l'oeil luisant de malice, content de surprendre son compère évêque en flagrant délit de rêve bâtisseur pendant que son troupeau d'ouailles divaguait sous ses fenêtres et mettait à mal son prestige. L'autre, l'apercevant enfin planté au milieu de la salle, le salua sans plaisir. Alors Jacques lui décrivit, en les dramatisant, les excès des Pastoureaux dans la ville, et lui reprocha sournoisement son insouciance.

– Il est vrai que les fracas de l'émeute parviennent très étouffés dans ce palais où tu te plais à perdre aimablement ton temps, lui dit-il en effleurant les épaisses tentures qui ornaient les murailles.

Gui de l'Isle fit une grimace qui amollit encore sa lourde figure, et ses yeux se voilèrent d'innocence inquiète. Il voulut faire front mais presque aussitôt se détourna avec un grognement de rage, incapable de se tenir en froideur immobile devant l'insistance noire et moqueuse de Jacques Novelli. Ce fils de boulanger l'intimidait inexplicablement. Monseigneur de l'Isle était pourtant autrement cousu de belle science et d'or que le foutriquet sec qui le narguait avec tant de fierté. D'ordinaire, il portait sa confortable corpulence avec une majesté considérable, encore avantagée par un immense manteau de fourrure qu'il ne quittait jamais avant Pâques, quelle que soit la douceur du temps. Pourquoi, en présence de ce grand noiraud, son maintien était-il toujours malaisé et si peu sûr? Il se promit, un jour prochain, de moucher proprement sa morgue. Pour l'heure, il se contenta de disperser ses parchemins d'un revers de bras, et de renvoyer sèchement son architecte.

Novelli sourit. Il se plaisait fort à piquer cet homme qu'il connaissait depuis l'enfance, et qu'il croyait détester parce qu'il l'aimait trop impatiemment. En vérité, depuis qu'ils avaient appris ensemble le latin chez les moines de Pamiers, et la théologie dans les bruissements pourpres du même collège de Rome, ils éprouvaient l'un pour l'autre une amitié froide et revêche, mais fidèle.

– Je sais, dit l'évêque Gui, qu'une centaine de juifs ont été massacrés, ce matin, par cette bande de bergers normands que la reine de France nous envoie, puisqu'il paraît qu'elle les a bénis. Du coup, ni le viguier, ni les Capitouls, ni le sénéchal n'osent lever le moindre bout de fer sur leur tête. Mais le pape se préoccupera bientôt d'arrêter ces vérolés, grâce à Dieu. Je lui ai écrit, tout à l'heure, une lettre assez alarmante pour faire trembler sa main, quand il la lira. Le messager vient de partir. Et maintenant, dis-moi: comment va ton oncle Arnaud?

– Il se meurt saintement, comme il a vécu, répondit Novelli.

Gui de l'Isle hocha la tête avec un petit gloussement qui fit trembler ses mentons. Il savait que le vieux cardinal était un débauché, mais il l'aimait pour sa bonté savante. Jacques rougit, s'assit, et déroula sur ses genoux les plans de ces travaux enthousiastes que l'évêque projetait d'entreprendre dans sa cathédrale. Gui, qui redoutait les silences faussement nonchalants de son compère, se mit à lui vanter avec une jovialité un peu contrainte la grâce des flamboiements gothiques et la splendeur de ce jaune argenté que l'on venait de découvrir, et qui teintait les vitraux si miraculeusement que la lumière, dans les églises nouvelles, en était comme une prière de soleil. Novelli fit semblant de s'intéresser à ces figures et ces géométries auxquelles il ne comprenait rien, puis il dit, sans lever la tête:

– Nous tenons prisonnière au Château Narbonnais la soeur de Jean le Hongre. Il paraît que ces deux jeunes gens s'aiment d'amour immodéré.

– Mieux vaut la libérer, répondit Gui de l'Isle. Sinon, ce malandrin et sa bande sont fort capables de s'irriter, de nous harceler comme des mouches à merde, et de pourrir gravement la ville.

– Non. Il faut se servir d'elle pour rabaisser l'orgueil de son frère, et le soumettre à notre autorité.

Novelli repoussa les parchemins et soutint le regard soudain anxieux de l'évêque qui grogna, ruminant des nuées d'orage:

– Hé, que nous importe de mettre ce Hongre à genoux? Je préfère le voir sur ses pieds, et galopant au diable.

– Sais-tu qu'il nous a publiquement accusés d'avoir de fâcheuses bontés pour les gens de la Juiverie? Nous devons l'empêcher de chanter plus longtemps ses salissantes fariboles, sans pour autant le perdre, car ce foutu vagabond sait allumer la foule, la flatter comme il faut, la faire brailler d'aise. Il est comme une flamme agile, quand il parle. Gui, mon bon frère, nous devons le persuader de mettre son éloquence et sa troupe au service de l'Église. Ainsi nous aurons utilement travaillé. Tout à l'heure, tu prendras ta crosse et ta mitre et nous descendrons sur la place. Nous amènerons l'animal dans la cathédrale et le ferons s'agenouiller devant nous, en présence du peuple. Ainsi nous ferons double bénéfice: le Hongre nous reconnaîtra comme ses maîtres, et les gens ne songeront plus à nous railler quand ils verront que nous sommes de taille à museler nos pires bêtes.

Il écarta le rideau de la fenêtre et se tint là, un instant rêveur, la moitié du visage au soleil, l'autre dans la pénombre. Il dit encore:

– Le bon moment est proche. Les voix s'enrouent, la poussière retombe, et le dernier juif baptisé court vers la Croix-Baragnon. Quelques enfants, quelques béquillards et de rares cailloux le poursuivent. La foule est fatiguée. La fête est finie.

Il sourit mais ne bougea pas, entendant glapir une voix familière, derrière lui: dame Grazide, la servante de Gui, venait d'entrer dans la chambre, chargée d'un plateau de biscuits et de vin. Elle eut une criaillerie de surprise, en voyant Jacques Novelli, mais son étonnement était feint: elle avait tout entendu de leur conversation. La vieille linotte le fit aussitôt savoir: à peine son plateau posé, elle pointa l'index dans le dos de l'Inquisiteur et ordonna vivement à l'évêque, son presque fils, de ne pas écouter plus longtemps les extravagances de ce malotru qui n'avait même pas fait un détour par les cuisines pour l'embrasser. Jacques la serra dans ses bras.

– Ne vous préoccupez pas de politique, mère Grazide, lui dit-il. C'est un art trop vulgaire. Vous vous y saliriez.

– La seule idée de respirer le même air que ce Hongre m'empuantit l'haleine, dit sombrement Gui de l'Isle. Non, je ne toucherai pas à la peau de ses pognes, même du bout de mon tisonnier. Beaucoup de juifs sont morts aujourd'hui, Novelli. Certains étaient savants, ils parlaient le vieux grec. Tous payaient à l'Église un tribut conséquent. Ils étaient plus utiles à nos oeuvres que les massacrantes dévotions de ce malandrin, dont tu fais si grand cas. Je veux qu'il s'en aille, puisque je n'ai pas le pouvoir de le faire pendre. Et je ne sortirai de cette chambre que pour aller en procession par les rues, rendre grâces à Dieu de nous avoir débarrassés de lui. Ainsi, peut-être, j'apaiserai les marchands qui restent à la Juiverie, et ils renonceront à quitter la ville.

– Tu manques d'âme, monseigneur Gui, répondit Novelli. Tu couves des rêves, comme une poule au nid, le cou dans ton jabot. Hé, reste donc sur ta couette, j'irai seul à l'ouvrage, puisque le moindre vent t'effraie.

– J'aime la paix, Jacques, la belle et bonne paix dont tu n'as jamais su jouir, foutu diable. Certes, je suis peureux, et tu sais bien que cela m'enrage. Mais regarde mes mains: je m'efforce de les garder propres. Je fais tous les jours rogner mes ongles et reluire mes bagues parce que ces mains sont faites pour bénir, et non pour soumettre les bêtes enragées. D'ailleurs, dresser les chiens est un travail de serviteur.

Il eut un ricanement satisfait, se renfrogna aussitôt et fit mine de s'absorber dans l'étude de ses parchemins.

– Serviteur? J'en suis un, répondit Jacques Novelli avec une hargne frémissante. Serviteur de Notre Seigneur Jésus-Christ et de son Église. Serviteur, monsieur l'évêque. Je ne suis pas noble, moi, pardonnez-m'en. Je n'ai ni serfs, ni vassaux, ni fourrures, ni bajoues.

Gui de l'Isle se dressa, ronflant de colère et remuant l'air de ses vastes manches. Dame Grazide accourut, agita les mains, elle aussi, pour apaiser son maître. Elle n'y parvint pas, et s'empressa de servir le vin.

– L'orgueil te dévore, dit l'évêque. Il te ravage. Il te glace. Regarde-le, Grazide. Qu'y a-t-il derrière ce front? Un fer de flèche. Depuis que je connais ce flandrin, je ne l'ai jamais vu s'acagnarder dans un giron de fille, ni manger de bon appétit, ni même s'asseoir le dos courbe. Il pissait encore dans ses braies qu'il s'exerçait déjà à la raideur des juges. Je te déteste, Novelli.

La vieille servante était accoutumée à ces disputes. Dès que ses hommes étaient ensemble, elle faisait semblant de s'occuper ailleurs, mais son oeil pointu les surveillait de loin, comme le lait sur le feu. Quand leur colère menaçait de déborder, elle poussait entre eux ses rondeurs, son ménage, ses faux radotages, ses rires à contretemps, encombrait délibérément l'air jusqu'à détourner sur sa tête la fureur de l'évêque. Novelli se taisait alors et la regardait, doucement ironique. Elle cherchait parfois refuge dans son regard. Il n'y faisait pas toujours froid. Elle fit, cette fois, comme à l'ordinaire, souilla de vin sa nappe, perdit ses biscuits. Mais Jacques se tint obstinément renfrogné, et cela l'inquiéta. Elle vint à lui avec un air de nourrice.

– Tu es bon, lui dit-elle, je le sais. Il est vrai que cela ne se voit guère: tu es aussi avenant qu'un tranchant de couteau. Mais Gui a moins de coeur que toi. Et pourtant, j'aime tant ce nigaud que je meurs de ses moindres fièvres.

Elle rit, les yeux fruités. Il la prit tendrement aux épaules, un noeud de paroles dans la gorge. Sa face maigre était rouge comme un brasier. Peut-être à cet instant se serait-il abandonné contre la grosse poitrine de dame Grazide si Gui de l'Isle n'avait pas été là, et surtout s'il avait su comment courber la nuque, amollir ses gestes. Devant Dieu, certes, il savait. Mais devant cette vieille femme qui lui offrait son bon regard, il se sentait encombré comme dans une armure. Il eut un grand soupir. Elle caressa ses mains de la joue et les baisa.

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