Novelli passa la nuit au Bazacle, priant pour l'âme de la recluse et pleurant en secret, agenouillé sur le pavé, dans un recoin de la haute porte. Quand il fut à bout de larmes, une paix nouvelle lui vint, avec le sentiment impérieux et doux que cette pauvre fille, dont il avait oublié le visage, ne quitterait plus désormais son esprit, et serait à jamais son amante inaltérable. Un court moment, le temps d'un silence d'aube entre deux chants d'oiseaux, il eut la certitude qu'il en serait ainsi. Alors, tout soudain, un fracas de galop réveilla la ruelle. Il se rencoigna, le front contre la muraille, les mains sur la figure. Un étrier frôla ses épaules, il sentit passer un grand vent d'homme sur un cheval large. Il ne se retourna pas. Il savait, il était sûr que c'était Jean le Hongre qui s'en revenait à son campement après l'avoir cherché partout. Il attendit, avant de lever la tête et d'ouvrir les yeux, que le ferraillement de cavalcade ait franchi la porte du Bazacle. Quand le bruit se fut assourdi dans l'herbe de la rive, il descendit vers le fleuve et aperçut au loin, dans les premières lueurs, l'ombre du cavalier chevauchant vers Saint-Cyprien. Cet homme, maintenant, ne lui importait plus guère. Il trouva bon qu'il s'éloigne ainsi, et se crut pour toujours débarrassé de lui. La nuit, comme un fardeau, lui tomba des épaules, il soupira profondément et se sentit léger parmi les parfums vifs du petit jour.
Les Pastoureaux quittèrent Toulouse par la Garonne. Des brumes traînaient encore au ras de l'eau, mais il y avait déjà de l'or dans l'air, parmi les oiseaux lents. A la proue du premier chaland, Jean le Hongre, planté raide sur son cheval de labour, tenait son épée haut levée comme une hampe de bannière: au bout de la lame flottait un lambeau de tunique frappé d'une croix. C'est ainsi que Novelli le vit lentement passer, le ciel au front, porté par le courant du fleuve, avec derrière lui sa troupe affalée dans des bateaux plats. Ces gens semblaient accablés par les sanglantes saouleries de la veille, et mal dépêtrés de la nuit. Aucun ne chantait, ni cantique ni paillardise. Seule musique: des raclements de bâtons et de savates contre les flancs des barcasses, et de lointains croassements de corbeaux, dans les promesses de soleil.
Les moulins s'éveillaient. Des têtes aux lucarnes, des serviteurs frileux menant des chevaux boire regardaient défiler cette croisade de perdus avec une curiosité vaguement envieuse, bientôt distraite par les labeurs du jour. Quelques filles se mirent à courir le long de la rive, accompagnèrent un instant des chiffons lentement balancés à bout de bras dans la brume, signes d'adieu qui s'en allaient sur l'eau. Dès qu'ils furent éloignés elles se détournèrent de ces hommes qui s'étaient peut-être frottés à leur peau, et leur regard changea de lumière. Elles s'en revinrent, préoccupées, déjà, de besognes quotidiennes. Novelli aima ces gens fidèles à la rive, malgré la tentation des bateaux. Il les salua, cheminant vers le Pont Couvert et le couvent de la Daurade dont on voyait au loin, dans la courbe du fleuve, le toit de tuiles ensoleillées et les feuillages de son jardin qui débordaient des murailles. «Dieu vous garde», dit-il bonnement à des femmes occupées à puiser l'eau, à des hommes cheminant vers des vergers, et il pensa que Dieu, en effet, les gardait dans l'enclos de Toulouse pour que se perpétuent le travail de la vie et la sagesse des saisons. On lui rendit son salut sans respect ni crainte dans l'innocence du matin.
Il fallait qu'il aille prendre des nouvelles de son oncle le cardinal. Il s'y sentait obligé par une affection inquiète, envahissante, mais savait qu'il serait pressé de partir, à peine franchi le seuil de sa chambre. Une impatience perpétuelle le poussait sans cesse hors de la paix et de la jouissance des jours. Il se demanda pourquoi il en était ainsi, marchant à grands pas, l'esprit à nouveau fermé aux rumeurs du fleuve et de la ville réveillés. Que cherchait-il? Même ses prières ordinaires étaient haletantes. On lui en avait fait la remarque, autrefois. Il s'était appliqué à freiner sa langue, mais sa ferveur s'en était étiolée. En vérité, les lenteurs du temps l'agaçaient. Il désirait à chaque instant que son front s'ouvre et que le ciel y entre. Il n'attendait rien d'autre et s'irritait d'attendre. Peut-être abîmait-il sa vie à l'encombrer de trop d'espoir.
Quand Novelli le Vieux le vit entrer habillé en laïc, les joues creusées et les yeux enfiévrés par sa nuit de veille, il eut un sourire malicieux qui plongea son neveu dans une confusion furibonde. Le cardinal, sans aucun doute, estimait que son Jacques sortait à l'instant d'une paillasse de fille. Il ne lui en dit rien mais profita de son embrassement pour flairer sa figure. Novelli, d'un geste brusque, se défit de lui, s'assit à son chevet et s'efforça de lui sourire, mais il y parvint si mal qu'il se détourna vite. Ils restèrent ainsi un moment silencieux, l'un tête basse et l'autre le regardant, l'air benoît. Arnaud voyait bien que Jacques était fâché. Il en était triste, mais au fond de son doux chagrin brillait encore cette lueur de naïveté contente qui agaçait si fort le jeune Novelli. «Pardon, disait le regard de l'oncle, pardon de m'amuser encore des pétillements de la vie, moi pauvre fou qui pars en cendres. Qu'importe le bordel d'où tu viens, il ne t'a pas sali, fils, n'aie pas peur, n'aie pas honte, tu es lisse, tu es bon, et vois comme je t'aime de m'accorder ta présence.» Sa longue main aux veines saillantes chercha au bord du lit celle de Jacques qu'il amena sur le drap, pour la caresser. Il dit enfin, toute malice éteinte:
– Tu prends trop de peine, fils. Je te vois bien fatigué.
– Mon oncle, je le suis, répondit Novelli. J'ai couru toute la nuit après des ombres, des chimères. Elles m'ont tenu éveillé jusqu'à l'aube, puis se sont dérobées.
Il dit encore à voix basse, le menton contre la poitrine:
– Je n'ai pas paillardé.
Le cardinal sourit à peine et baisa la main de son neveu. Alors Jacques lui raconta son errance au camp de Jean le Hongre, et sa visite à la recluse morte. Novelli le Vieux écouta son récit avec une pitié très anxieuse. A la fin, il lui demanda:
– Que voulais-tu donc à ces gens, Dieu du Ciel?
– Je ne sais pas, répondit Jacques. Peut-être leur prendre et leur donner quelque bonheur inexplicable.
– J'ai connu de ces envies, dit le cardinal.
Il resta pensif un moment, puis un souvenir raviva ses yeux. Il se mit à rire en silence, tout doux et de plus en plus radieusement, jusqu'à ce que les larmes lui viennent.
– A ton âge, Novelli, j'ai couru la nuit moi aussi, dit-il. Mais je ne m'y suis jamais perdu parce que je n'y cherchais pas le Ciel. J'étais comme un chien friand de truffes, de fruits nocturnes, de festins d'ombre. J'ai fait des rencontres délectables que mon confesseur, Dieu merci, a toujours ignorées, et des sottises que tu m'envierais, si je te les disais. Tu n'en feras jamais de pareilles, toi qui ne sais pas jouir sans honte. Pauvre fils! Tu es comme un loup qui veut faire l'aigle. Tu marches le museau levé vers les nuées, tu ne vois pas que tes pattes s'enfoncent bravement dans les broussailles, et te voilà entortillé, et tu couines, tu te pousses du col, la tête dans les ronces tu ne démords pas de ton désir d'étoile! Hé, foutu bien-aimé, c'est en flairant l'humus qu'on trouve son chemin!
– Et les truffes aussi, père Novelli, dit Jacques, les yeux rieurs.
Le vieil Arnaud jubila, l'air espiègle.
– Oui, les truffes aussi, dit-il. Je t'en souhaite de charnues, fils, de parfumées, de biens saoulantes.
Novelli le Jeune, pris de joie douce, lui aussi, se laissa glisser à genoux, posa la tête sur l'oreiller, joignant son front à celui de l'oncle.
– Jacques, mon Jacques, dit le cardinal, comme il me plaît de te voir rire enfin de tes misères! Embrasse-moi et va-t'en, je vais mieux. Je vais bientôt sortir de la faiblesse où je suis. La vie m'attend, je la sens impatiente. Oui, je vais bientôt sortir, je t'accompagnerai partout où tu iras, et je marcherai les pieds au ciel, pour avoir la tête plus près de toi.
A l'instant de se séparer, l'un au seuil de la chambre et l'autre presque indistinct dans la pénombre, les deux Novelli se regardèrent longuement, et se firent en même temps le même signe d'adieu.
A midi, Jacques Novelli, vêtu de la robe noire et blanche de frère prêcheur, vint au Château Narbonnais. La vaste cour pavée, cernée par de vieilles tours de briques et de boue ocre, lui parut ce jour-là plus fréquentable, peut-être parce qu'il y entra avec le vieux Novelli cheminant à l'envers du monde, à son allure, la tête jointe à la sienne. Ce lieu, d'ordinaire, l'accablait. A peine franchie la porte ferrée, il lui semblait quitter le fil des jours pour entrer dans des limbes mornes, hors de la vie. Personne, à l'intérieur de cette enceinte, ne parlait et ne se tenait comme ailleurs, dans la cohue allègre des ruelles. Les comtes de Toulouse avaient vécu ici, autrefois. L'air avait gardé de leur déchéance une tristesse noble, et les murs des rides, des fatigues inguérissables. Des soldats et des concierges veillaient sur les entrailles des tours où grouillait une foule de prisonniers très orduriers, dont l'odeur de mort et de merde montait au jour chaque fois que l'on ouvrait les portes basses pour leur jeter quelque nourriture. Certains soirs d'été poisseux, ces relents envahissaient les salles du Parlement accolées à la muraille, et la Viguerie où l'on rendait la justice. La puanteur était alors si insupportable que le viguier et les notables de sa suite renonçaient à travailler et s'en allaient au bain, laissant leurs infatigables fonctionnaires, greffiers, secrétaires et clercs à leurs besognes de taupes, dans les parloirs et les corridors sonores. Ces gens poussiéreux aux doigts tachés d'encre se gonflaient volontiers d'une importance qu'ils n'avaient pas, affectaient de parler latin, de ne rien entendre des hurlements qui parfois les frôlaient, dans les hauts couloirs, et de ne jamais penser aux remuants charniers dont ils étaient comptables. Novelli détestait leur courtoisie vulgaire, leurs parlotes compétentes, au pas des portes voûtées. Ces peigne-culs lui semblaient aussi haïssables que des docteurs dans une maison de mourant: environnés de douleurs et contents de leur science.
Il traversa, dans un envol de robe, une nuée de sourires et de politesses empressées, et par la galerie le long du mur d'enceinte, il s'en fut droit à la Tour Gaillarde. Là, il demanda aux deux soldats de garde d'aller chercher Stéphanie et de la conduire à la chapelle des comtes, où il désirait l'interroger. On lui obéit à pas lourds, sans le moindre mot, ni servile ni rétif. Ces hommes avaient des têtes de brutes endormies et revêches. Novelli pensa qu'ils fréquentaient de trop près la souffrance des prisonniers: elle avait sans doute sali leur âme, et ils en détestaient le monde. Voyant les deux soudards se courber pour franchir la porte de la tour, une bouffée de compassion lui vint au coeur. Il leur lança deux deniers de cuivre, mais son geste fut si furtif et maladroit que les pièces roulèrent dans la poussière, et que les hommes ne s'en aperçurent pas. Il enfouit les mains dans ses manches et s'en alla comme un fautif.