Ils sortirent de Toulouse par la porte du Château Narbonnais, chevauchant côte à côte au pas fringant des mules. Des lambeaux de brumes nocturnes traînaient encore par le faubourg, où ils ne rencontrèrent que des bruits de volets qui s'ouvraient sur la rase campagne, et quelques vieilles femmes ensommeillées aux puits. A peine passé les dernières maisons, ils virent se lever le soleil sur la crête des collines et entrèrent en silence dans un grand chemin ombragé. Des chants d'oiseaux débordaient des arbres, les fleurs des vergers pleuvaient sur l'herbe neuve et les toits des cabanes. La brise était fraîche, mais la journée s'annonçait saoulante. Dès qu'ils furent dans cette exubérance printanière, Stéphanie parut soudain s'éveiller, et portant haut la tête respira l'air parfumé avec délices, le visage offert comme à une cascade bienfaisante. Elle n'avait jamais pu s'empêcher, au hasard de ses routes, même les plus rudes, de flairer le moindre signe, de saisir passionnément le plus humble bienfait, de le goûter, de s'en réjouir, d'en épuiser le suc, comme s'il était le dernier miracle avant la mort. Ainsi fit-elle dans ce matin piquant, malgré son souci et la peur qu'elle avait d'aller à la mort de son frère. Elle suivit un vol de corbeaux au-dessus des vignes, se dit en chantonnant qu'il était de bon augure, cueillit au passage une branche fleurie, en dispersa les pétales sur la tête de son compagnon, tenta mille manigances pour ne point se régaler seule des menus plaisirs du beau temps, mais une méfiance craintive la retint de prendre la main de son diable de Novelli: il semblait avancer dans d'inépuisables ténèbres, les sourcils froncés et les yeux obstinément fixés sur l'horizon. Des paysans matinaux qui s'en venaient aux marchés de la ville avec des baudets chargés de hottes durent tirer leurs bêtes dans les buissons, quand ils le croisèrent, tant sa route était raide. Il ne sembla même pas les voir.
Ils cheminèrent ainsi une bonne heure, jusqu'à ce que Jacques décide, sans rien en dire, de faire halte pour déjeuner de fromage et de pain. Il poussa sa mule dans un pré, à l'ombre d'un chêne, enfermé derrière sa figure comme s'il voyageait seul. Stéphanie, étonnée, attendit sur sa selle qu'il ait mis pied à terre et dénoué le sac où étaient les provisions. Quand il fut assis dans l'herbe, elle vint s'agenouiller devant lui, prit tendrement sa tête et l'obligea à la regarder. Alors il s'émut de l'inquiétude qu'il devina dans ses yeux et caressa du bout des doigts sa joue, avec un pauvre sourire de blessé. Elle se laissa aller contre sa poitrine, et la berçant ainsi:
– Pardonne-moi, dit-il. J'ai perdu hier mon seul ami, et je me sens le coeur comme une caverne.
Il hésita un moment, puis se mit à lui parler, en longue plainte trébuchante, et se libérant ainsi de ses bouillonnements d'amertume, revint peu à peu à la douceur d'amour dont il se sentait si démuni depuis la veille. Il lui dit comment il avait été convaincu par Salomon d'Ondes de se défaire de sa charge d'inquisiteur, comment il avait décidé de se dépouiller de toute ambition, pour s'offrir sans retenue à la fraternité, à l'amitié pure, insurpassable, comment il avait résolu de se faire moine mendiant, pour ne plus rien nourrir en lui que l'affection du monde, pour être enfin sans autre volonté que celle de Dieu. Il n'avait pas douté un seul instant que Salomon éprouvait l'exaltation qu'il se sentait lui-même, et que le juif, touché par la grâce chrétienne, le suivrait dans son aventureuse pauvreté conquise au prix de combats ardus et magnifiques. Il avait même rêvé de grandes découvertes sacrées, courant les chemins en sa compagnie, car cet homme (il dit cela avec une admiration véhémente) était très savant: il avait fréquenté un alchimiste arabe, lu de nombreux livres et traversé, au cours de sa vie, de dures épreuves dont il savait le sens.
Il se tut pour étreindre plus fort sa compagne et baiser son front, puis dit encore:
– Je suis sûr que tu l'aurais aimé. A nous trois, nous serions peut-être montés vivants au Ciel. Mais il n'est pas aussi fraternel que je le croyais. Hier, j'ai découvert qu'il n'avait jamais eu l'intention de m'accompagner. Je suis allé chez lui. Il ravalait sa boutique et se frottait les mains à l'idée de la voir déborder bientôt d'étoffes neuves. Je pense qu'il n'a jamais eu que le souci de se débarrasser de moi. Il l'a fait avec une grande froideur. Dès qu'il m'a vu inoffensif, il m'a tourné le dos, et je suis resté seul avec mon misérable désir de faire de lui mon frère.
– Pourquoi ne pouvez-vous partager en bonne entente ce qui vous importe, toi mendiant, lui marchand? demanda Stéphanie, sans bouger de l'embrassement où elle était blottie. Les vrais chemins sont ceux du coeur, pas ceux du monde.
Novelli resta pensif, cherchant à dire son sentiment, mais comme les mots ne trouvaient pas leur chemin, il secoua la tête et murmura:
– Il n'a pas d'affection pour moi.
– Dieu sait.
– Il m'a percé comme une muraille. Il n'a jamais rêvé que de liberté mesquine. C'est un fuyard.
– Peut-être.
– Je ne veux plus penser à lui. Moi, dit-il dans un soudain sanglot de colère, j'espérais un ami véritable, un ami assez fidèle pour tomber bravement au travers de mon corps, le jour de ma mort, plutôt que de m'abandonner.
Il entendit un menu grelot de rire contre sa poitrine et défit son étreinte. Stéphanie se leva d'un bond, étendit sur l'herbe une serviette blanche, trancha le pain et deux pans dans la motte de fromage, tendit à Jacques son déjeuner. Puis elle le regarda manger avec une attention très aiguë, mouillant ses lèvres, les narines en éveil, comme si elle s'appliquait à goûter l'exacte saveur de ce qu'il dévorait à grandes fournées. Il en fut gêné, haussa les sourcils.
– Parfois tu es comme un enfant, parfois comme un homme invincible, lui dit-elle. Tu es fragile, écervelé, autant digne de dévouement que de détestation. Tu ressembles à mon frère. Mais lui ne fut ni ne sera jamais aimant et saint comme toi, qui vas à son secours. Tu es bête, aussi, Novelli. Tu cours en amour comme un chien fou, tu te cognes partout, tu exiges, tu pleures, tu mords, mais tu es si bon que me viennent des larmes de tendresse et de fierté, quand je te vois cherchant ainsi le bien. Tu es mon époux.
Ils se sourirent, ombre et soleil sur le visage, au gré de la brise. Novelli, appuyé contre l'arbre, se mit à savourer bonnement sa mangeaille et sentit peu à peu sa vie si bien accordée au beau temps qu'il se laissa aller, lui aussi, à guetter des signes de bon présage dans les envolées d'oiseaux et les détours des fourmis sur les pierres. Il égrena sur elles des miettes, penché comme un géant méticuleux, pour payer des grâces infimes, tandis que Stéphanie bouclait le sac. Puis il conduisit les mules par la bride jusqu'au chemin. Comme ils reprenaient la route, il dit:
– Je n'ai besoin de personne d'autre que toi pour aller où Dieu voudra. De personne d'autre. Tant que nous serons ensemble, je serai vivant.
Il rit pour lui seul et répéta encore: «vivant», comme s'il découvrait le goût d'un fruit sacré. Alors, du fond du sous-bois, monta soudain un bruit de cavalcade effrénée. Ils se retournèrent et aperçurent au loin des hommes chevauchant à toute bride, faisant de grands gestes et criant des appels au travers des rayons de lumière éblouissante qui tombaient des feuillages. Ils ramenèrent prudemment leurs montures dans le pré, pour laisser la place à ces furieux.
Quand le premier cavalier sortit du couvert des arbres et du tourbillon de poussière qui l'environnait, Jacques, dressé sur ses étriers pour mieux le voir, ouvrit soudain la bouche et resta stupide, reconnaissant formellement, dans ce foutu routier qui lui venait dessus, frère Bernard Lallemand, débraillé jusqu'à la bedaine, la face et les cheveux poudrés de gris comme s'il sortait d'un saloir. Le moine, parvenu au bord du pré, poussa un braillement de satisfaction et tira si fort sur ses rênes qu'il fit mordre le ciel à son cheval. Derrière lui, pareillement réjouis et poussiéreux, firent halte Salomon d'Ondes et Vitalis le Troué.
– Voyez-moi cet enfant de choeur qui s'en allait tout seul livrer bataille au diable sur sa mule basse, dit le moine. Le pauvre ne sait pas que les grands chemins sont mal famés, et qu'il est très imprudent de voyager sans escorte.
Il emplit l'air d'un rire énorme, désignant à ses compagnons la mine de hibou que faisait son maître. Novelli regarda l'un après l'autre les trois hommes, indécis entre la rogne et le contentement, la bouche débordante de bégaiements, de jurons et de saints noms. Il dit enfin:
– Où avez-vous trouvé de pareils chevaux?
Ils contemplèrent le ciel, bafouillèrent. La joie de frère Bernard s'étrangla dans sa gorge et son front se fit soucieux.
– Dans l'écurie de l'évêque Gui, dit enfin Vitalis.
– Volés? demanda Novelli, retenant à grand-peine, derrière son air scandalisé, un grand ravissement.
– J'ai envoyé un valet à monseigneur Gui, dit frère Bernard avec une inquiétude considérable. Il est prévenu que nous lui ramènerons bientôt ces bonnes bêtes. Jacques, comprends que sans elles nous n'aurions jamais pu te rejoindre.
– C'est vrai, dit Novelli, c'est vrai.
Il tourna bride et se remit roidement en chemin, cherchant à dissimuler l'émotion très joyeuse qui le bouleversait. Stéphanie fit trotter sa mule à son côté, le regarda obliquement, le jugea fréquentable, et caressa son poing serré sur les rênes.
– Mon Dieu, mon Dieu, murmura-t-il en regardant au loin la route, que veut-on de moi? Quelle sorte d'épreuve ces malandrins m'imposent-ils? Un jour ils me délaissent et le lendemain me poursuivent. Vont-ils encore me faire mal avec leur affection que je ne comprends pas?
– Salomon d'Ondes a l'air d'un brave homme, dit Stéphanie.
– Je vais vers des jours difficiles. Crois-tu qu'ils soient venus m'aider, me raffermir le coeur? Écoute-les, ces fous. Ils m'accompagnent en riant.
– Les oiseaux aussi.
– Hé, que m'importent les oiseaux?
– Ils ne se soucient ni de bien, ni de mal. Ils sont innocents, comme tes amis, contents de vivre, simplement.
– Pas moi, grogna Novelli.
Il se tut, le temps d'un coup d'oeil aux feuillages bruissants, puis ajouta, comme s'il condescendait à une concession magnanime:
– Il est vrai, tout de même, qu'il fait beau.
Il desserra le poing de sa bride et mêla ses doigts à ceux de Stéphanie, mais son air resta sévère et embarrassé jusqu'à ce qu'ils parviennent au gué d'un ruisseau où Vitalis et frère Bernard mirent pied à terre pour se laver le visage. Comme ils s'attardaient à s'asperger en braillant à la belle eau fraîche, dans l'ombre du sous-bois, Salomon poussa son cheval sur le chemin montant et vint à la hauteur de Novelli.