– J'aurais voulu voyager seul avec vous et votre compagne, dit-il, mais je n'ai pu empêcher frère Bernard de me suivre. Et où va frère Bernard, Vitalis va.
Jacques, l'air maussade, examina son compagnon, le jugea de bonne figure, faillit sourire (une allégresse de plus en plus vivace lui remuait le coeur) mais choisit de retarder encore la paix, et planta le menton dans sa poitrine. Il répondit, teigneux:
– Vous êtes trop haut perché sur votre foutue cavale, maître Salomon. Parler avec vous m'indispose. Pardonnez-moi.
– Je comprends cela, dit le juif. J'éprouvais un sentiment semblable quand vous étiez inquisiteur, et moi faux chrétien menacé de prison. Converser avec vous me fut un travail très effrayant, je peux bien vous l'avouer maintenant. Je vous voyais comme un aigle redoutable. J'ai pourtant fait de mon mieux pour n'être pas croqué. Si j'avais tremblé devant votre importance, où serais-je aujourd'hui?
Jacques suffoqua. Quoi? A l'instant où il allait presque pardonner les traîtrises passées, voilà que ce châtré osait lui roter tranquillement à la figure sa satisfaction de l'avoir, lui, Novelli, pauvre naïf souffrant, roulé dans la farine. Il en fut si bouleversé qu'il prit son souffle comme un homme qui se noie, bondit à terre, agita les bras, l'esprit en feu, et soudain, dans un prodigieux coup de gueule libérateur, voua le juif aux bites d'un millier d'ânes. Du coup, se sentant débondé, il ricana comme un diable, et les pires jurons paysans qu'il s'interdisait depuis qu'il avait revêtu sa première robe de moine lui remontèrent de l'enfance et lui sortirent de la bouche avec une aisance charretière, une fougue, une telle joie de revivre, après si longtemps de sommeil, que toutes ses peines nobles, pesanteurs fraternelles et broussailles de coeur en furent arrachées de sa tête comme poignées de vieille paille. Il saisit les rênes que tenait Salomon et les tira si fort en arrière qu'il fit se cabrer le cheval. Le juif embrassa l'encolure, perdit les étriers, ne put empêcher que son cul ne fuie sur le flanc de la bête et glissa au sol en poussant des «ho, ho» de funambule qui perd son fil. Il tomba assis dans l'herbe avec une rudesse rebondissante, les mains sur la tête pour se garder des sabots piaffants. A peine eut-il le temps de geindre: deux poings au col lui firent ravaler ses hoquets, et prestement remis sur pied il lui fallut subir une ultime fulmination de postillons et de malédictions pétaradantes avant que Novelli, à bout de souffle, le repousse comme l'on se défait d'un agrippement de mauvaise bête. Salomon partit à reculons, battant l'air de ses grandes ailes. Un arbre le sauva d'un nouveau tapecul. Il s'y tint, puis se courba lentement, s'essuyant des bras la figure comme un enfant battu, les épaules secouées de sanglots. L'autre, le voyant pitoyable, se sentit aussitôt vidé de sa colère. Il regarda Stéphanie, l'air penaud. Elle se détourna, et d'un coup de talon poussa sa mule dans la pente du chemin pour aller chercher Vitalis et frère Bernard qui sortaient ruisselants du gué après leur bataille d'éclaboussements. Jacques s'approcha du juif qui reniflait encore, le visage dans ses mains. Il le prit aux poignets et dit:
– Tout de même, Salomon, avouez que vous êtes un sacré bandit.
Le bonhomme releva la tête. Alors Novelli vit que s'il avait à l'instant pleuré, c'était de rire: une merveille de malice brillait dans ses yeux mouillés.
– Non, non, mon frère, le plus brigand des deux, c'est vous, répondit-il.
– Moi? croassa l'autre, stupéfait, se frappant la poitrine. Moi, un brigand? Pourquoi?
Salomon ne put répondre: à nouveau il riait trop. Novelli le regarda, la mâchoire pendante, et sentit une bouffée de jubilation irrépressible lui venir aux yeux. Des gloussements roulèrent dans sa gorge, il les retint d'abord avec une sorte de honte de puceau, mais sa rogne avait fait un grand ménage dans sa tête. Des éclairs de pitrerie lui trouèrent soudain l'humeur, une tempête de joie simple et brute lui monta des entrailles et du coeur en un déferlement de pure ivresse, et il se mit à rugir énormément, répétant sans cesse entre deux éclats: «Pourquoi? Pourquoi?», comme s'il ne comprenait rien à son bonheur subit, rien au rire du juif, rien aux bouffonneries dont il peuplait soudain le monde. Il s'étouffa, voyant devant lui Salomon secouer la tête pour répondre «oui, oui», incapable d'en dire plus, tant le contentement l'exténuait. A bout d'haleine, ils ouvrirent ensemble les bras et s'étreignirent comme deux ivrognes.
Ainsi les trouvèrent frère Bernard, Vitalis et Stéphanie, de retour du ruisseau. Le moine et le bateleur, découvrant leurs deux maîtres réconciliés, s'exclamèrent joyeusement, giflèrent la croupe des chevaux et vinrent mener autour des embrassés une sarabande débridée en poussant des jurons si sonnants et charnus que les oiseaux, dans les feuillages alentour, se turent, effarouchés, et s'envolèrent en brefs froissements vers les branches hautes. Stéphanie, restée à l'écart, les regarda faire, l'air amusé, puis se mit à contempler Jacques qui serrait dans ses pognes nerveuses les épaules de Salomon. Elle ne l'avait jamais vu aussi puissamment planté dans la vie. Elle eut un sourire heureux, avide, comme si elle avait envie d'entrer dans cette étreinte qui la ravissait, puis leva la tête au ciel, chercha le soleil à travers les arbres. Il était haut, le matin mûrissait, il ne fallait pas s'attarder. Elle mit sa mule au trot, laissant les hommes à leurs effusions turbulentes, bien droite sur sa selle et la poitrine fièrement ronde, en femme sûre d'inspirer le seul amour, le seul désir qui vaille.
Vitalis et frère Bernard ne tardèrent pas à chevaucher à sa suite, tandis que Novelli, du bout de sa manche, s'épongeait le visage, et que Salomon, tenant ses reins meurtris, se redressait en grimaçant et riant encore.
– Enfin, dit-il, nous voilà capables de vivre et de parler sainement.
Ils cheminèrent pourtant un moment en silence, humant l'air et jouissant des ombres fraîches de la route, tout au repos de leur ivresse, puis Novelli, le regard errant par le sous-bois, dit, la mine tranquille:
– Je n'ai encore rien compris, Salomon.
Ils eurent ensemble un regain de joie. Jacques se sentait maintenant confiant comme jamais, jouissant allégrement d'une sorte de plénitude légère, insouciante, sans pareille. Salomon lui répondit:
– Quand vous êtes venu me voir à la prison de l'Écarlate où vous m'aviez fait enfermer, maudit juge, je vous ai vu très exalté à l'idée de me convertir par la seule vertu de vos discours. J'ai eu aussitôt bon espoir de vous vaincre à ce jeu de ferrailleurs de mots que j'ai de tout temps affectionné, je l'avoue, et qu'il vous plaisait tant de m'imposer. Je vous l'ai dit: vous me faisiez peur, mais vous étiez ignorant, encombré de scrupules. Moi, je vous détestais assez pour ne vous faire aucune grâce, et de plus, je connaissais vos failles. Votre oncle Arnaud (la paix sur lui), s'était plaint d'elles, plusieurs fois, en ma présence. Je savais que vous aviez des démangeaisons de sainteté. Je vous ai donc gratté très malignement. Il ne me fut guère difficile de vous amener où je voulais.
– Maudit juif, vous ne m'avez jamais ni méprisé, ni menti, dit Novelli avec une assurance joyeuse. Je me souviens de votre visage et de la douceur de votre voix le jour où vous m'avez parlé de ce mur qui nous séparait. Vous ne faisiez pas le rusé, vos paroles venaient de l'âme. Il était mille fois vrai que ma détestable puissance empêchait nos mains de se joindre comme elles devaient. Il vous fallut du courage pour me faire comprendre cela.
– Quand on veut perdre un homme, maître Novelli, il n'est pas nécessaire de lui mentir. Il suffit de lui opposer une vérité assez lumineuse pour l'aveugler, et assez forte pour qu'il se casse la tête contre elle. C'est ce que j'ai fait. Mon dessein était de changer le Grand Inquisiteur de Toulouse en bonne bête inoffensive. Pour parvenir à mes fins, mon arme fut cette double évidence: on ne peut entrer armé d'un fouet dans la fraternité d'un homme. Où est le pouvoir de contraindre, l'amour n'est pas.
– Vérité magnifique, maître Salomon. Je vous sais gré de m'avoir forcé à l'aimer ardemment. Maintenant, je me trouve bien, en elle, comme dans le ventre de Dieu.
– Il en est d'autres plus superbes et terribles, maître Novelli. Mais j'avoue que celle-là, quand je l'ai dite, me parut assez belle pour vous éblouir. Je savais qu'elle éveillerait en vous quelque passion. Je ne pensais pas cependant que vous en seriez épris au point de vouloir vous donner à elle corps et âme.
– Je ne suis pas homme à me satisfaire de petits bonheurs, Salomon. Je suis capable de m'enfoncer longtemps dans l'erreur, mais quand je vois enfin où est la flamme de la bonne chandelle, sacrédieu, j'y vais droit, sans flânerie.
– Ma faute fut de croire que vous n'aviez pas de courage. Vous me paraissiez si enfantin, parfois! Je pensais que mes arguments troubleraient assez votre conscience pour que vous n'osiez plus menacer ma liberté. Et qu'avez-vous fait, misérable? Vous avez sacrifié, dans le seul espoir de m'attirer à votre Dieu, vos gloires promises et la tranquillité dorée d'une vie de grand notable. Quel insupportable cadeau, maître Novelli, pour un juif qui n'a d'autre ambition que de vivre en paix avec son coeur de petit prix!
– Hé, c'est donc moi qui vous ai vaincu, ricana Novelli. Vous n'avez pas pu vous empêcher de me plaindre, quand vous m'avez vu dépouillé, et de vous émouvoir quand vous m'avez senti prêt, pour le seul bien de nos âmes, à tout rompre de ce qui m'attachait à la puissance.
A force de jouer au saint, me suis-je dit, cet imbécile est fort capable de le devenir vraiment, et par ma faute. Je ne voulais pas avoir à me reprocher pareil désastre.
A nouveau leurs éclats de rire retentirent sous la voûte de feuillage. Ils talonnèrent leurs montures et bientôt, au sortir d'un détour du chemin, leur apparut, dans la lumière de midi, la vaste plaine du Lauragais. Frère Bernard, Vitalis et Stéphanie les attendaient au bord des champs, contemplant au loin les remparts d'un village sur une colline de belle herbe. Avant de pousser sa mule au galop pour les rejoindre, Novelli dit, épanoui:
– Et maintenant, grâce à Dieu, vous êtes pris d'affection pour moi. Vous voilà contraint de me suivre où j'irai.
– Me voilà contraint de vous suivre, en effet, pour tenter de prendre ma revanche, puisque vous estimez m'avoir vaincu. Il me reste quelques vérités dans ma besace. Je les jouerai volontiers, si vous voulez encore risquer votre vie contre elles.