Un peu avant l'aube, à l'heure où les moines chantaient matines, un grand rouquin fourbu s'en vint cogner au portail du couvent, dans la ruelle du Colombier, et demanda à voir l'Inquisiteur Novelli. Cet homme, nommé Palhat, arrivait à l'instant d'un voyage éprouvant: Jacques l'avait envoyé à la poursuite de Jean le Hongre, pour l'espionner, après que ce pendard mystique eut quitté Toulouse avec sa troupe. Le frère portier le fit entrer en maugréant dans le jardin. Palhat attendit là un long moment, sous un arbre, écoutant craintivement les voix des moines qui montaient de l'oratoire, dans l'ombre à peine pâle, et tenant une lanterne à hauteur de sa figure pour que son maître le reconnaisse quand il sortirait de l'office. Il était affamé et grelottait misérablement: il avait couru toute la nuit hors du grand chemin, dans la gelée blanche des collines et des traverses forestières, pour informer l'inquisiteur des événements survenus à Castelsarrasin, où les Pastoureaux campaient depuis la veille. Novelli, environné de brume sombre, apparut le premier sous la haute porte voûtée de la chapelle. La tête basse, les mains frileusement enfouies dans les manches, l'esprit encombré de psaumes et de mauvais rêves, il faillit passer sans le voir devant le rouquin à la face éclairée. L'autre lui toucha l'épaule. Jacques sursauta, l'air ahuri, et lui fit signe de le suivre dans la bibliothèque.
Ils y trouvèrent Stéphanie. Elle s'affairait devant le feu, qui ronflait déjà avec une vigueur pétillante, illuminant les manuscrits aux reliures fauves entassés sur la longue table. Novelli lui demanda, sans même la regarder, d'aller chercher du lait chaud et quelque nourriture solide pour le voyageur. Stéphanie obéit vivement, et passant près de lui l'effleura de l'épaule, comme par inadvertance. «Cette effrontée me nargue», pensa-t-il. Il eut à peine le temps de flairer son parfum, de sentir le vent de ses jupes et d'apercevoir son talon chaussé de laine rouge dans le sabot: elle avait déjà franchi la porte de la salle. Mais quand elle revint avec une cruche fumante et une boule de pain dans un torchon, elle apparut sur le seuil comme une vierge nourricière sortant de ces ténèbres où se font les rêves de Dieu. Elle s'avança vers la cheminée, les manches de sa chemise troussées jusqu'aux coudes, bien droite et lente de peur que le lait ne déborde. Sa figure, dans la lueur du feu, avait un air de pure offrande, son regard était tout baigné de jour vif, de beau midi, et Palhat en fut aussi pantois que devant un miracle. Il se signa presque, le front traversé de rides désordonnées, et se souleva précipitamment pour la débarrasser. Elle vit son trouble mais n'y prit garde. Elle lui tendit le pain comme l'eût fait une épouse, avec un naturel poli par longtemps d'amour.
Alors Novelli, qui s'était reculé dans la pénombre pour l'examiner à son aise, et peut-être se garder d'elle, se sentit tant attiré par ce visage qu'un vertige le prit et qu'il entendit son coeur dans ses tempes. Il se reprit aussitôt, pensant «Elle ne veut pas être sorcière, mais elle l'est.» Il lui demanda de rester en leur compagnie, car le bonhomme, dit-il en désignant Palhat qui s'était mis à bâfrer, à grands coups de mauvaises dents, arrivait de Castelsarrasin avec des nouvelles de son jean-foutre de frère, que Dieu maudisse.
Elle s'assit sur un tabouret, les mains jointes entre les genoux, très inquiète soudain, et se pencha vers le rouquin lourdement installé dans une lente rumination. Alors Novelli se détentit et la contempla avec affection. A nouveau il la tenait ferme, prise dans un tourment d'amour qui suspendait en elle toute force, obscurcissait toute pensée. Voilà qu'elle ne songeait plus à faire la fière, maintenant. Il eut un petit rire sec, et savoura secrètement une brumeuse volupté de chasseur prêt à caresser, en doux vainqueur, le poil hérissé de sa proie. Palhat aussi était en son pouvoir depuis qu'il avait fait libérer sa femme, après quelques semaines de dure prison, pour délit d'hérésie mineure. Il la lui avait rendue contre la promesse, solennellement crachée, d'accourir au moindre signe et d'accomplir sans question toute besogne qui lui serait commandée. Palhat, très épris de sa jeune épouse, n'avait jamais manqué à sa parole, et manifestait au sauveur de ses amours, chaque fois qu'il se trouvait en sa présence, un attachement de brute naïve et roublarde qui inspirait à Novelli une confiance très sûre.
Il éprouvait décidément un étrange bonheur à peser sur les âmes, à les sentir bien chaudes et palpitantes sous la main. Il avait une si grande famine de cette amoureuse puissance qu'il rêvait souvent, pour émouvoir plus sûrement le monde et l'attacher à lui, de vivre un jour dans l'admirable nudité des saints. Il priait Dieu de lui en donner la force, à ses heures de grand mépris pour les pouvoirs de l'or et le prestige de ces bouffis de la noblesse qui se satisfaisaient de régner sur des grimaces, des mensonges peureux et des agenouillements prostitués. Il voulait, lui, toucher au fond des coeurs où gisent les mystères, et ce désir le tenaillait si durement, parfois, qu'il en souffrait une soif de damné.
Quand il eut fini de manger, Palhat se tourna vers Novelli et lui dit que Jean le Hongre et sa troupe avaient, la veille, fait un nouveau massacre de juifs dans le faubourg de Castelsarrasin. Cependant, s'il avait couru toute la nuit à s'en rompre le coeur, ce n'était pas pour informer l'Inquisiteur d'un événement aussi prévisible. Le bonhomme vit bien que Novelli attendait des révélations plus graves. Il but son lait, se pourlécha, jouit un peu du maigre plaisir de faire macérer son maître. Mais l'autre, à qui ce jeu ne plaisait pas, lui prit la cruche des mains et lui fit signe, sèchement, de poursuivre. Alors Palhat, à nouveau humble, dit:
– A l'heure où j'ai quitté la ville, peu après le crépuscule, un grand incendie ravageait la Juiverie et les Pastoureaux étaient enfermés dans l'église où ils tenaient prisonniers le curé et le viguier de cette pauvre paroisse.
Il hésita après ces mots, car il avait encore à conter de grandes choses et désirait émerveiller monseigneur l'Inquisiteur, mais ne savait par où s'aventurer. Novelli, très impatient, cogna du talon sur les dalles. Palhat s'en effraya, se voûta comme s'il craignait d'être battu. Stéphanie, voyant son air égaré, lui prit les mains avec de grandes questions dans les yeux. Alors, tout à coup débondé, il se mit à parler, dans une extravagante précipitation de bégaiements émus.
Après les meurtres et la conversion hâtive de quelques juifs, dit-il en tombant à chaque souffle dans des phrases sans fond, Jean le Hongre entra dans l'église de Castelsarrasin sur son cheval, au grand galop, en l'excitant comme s'il avait une armée de diables aux trousses. Mais parvenu aux marches de l'autel, il freina sa bête d'une poigne si ferme, et flatta si habilement sa croupe et son encolure qu'elle se laissa tomber à genoux devant le saint sacrement en remuant la tête comme pour honorer Dieu. Sa troupe salua ce prodige par des vivats, des chants fanatiques et de tels entrechocs de piques que les fresques des murailles en furent blessées, et quelques statues brisées.
Le prêtre, qui jusqu'alors avait tenté d'apaiser la foule, fut grandement scandalisé de voir son église ainsi profanée. Il voulut pousser le cheval dehors, mais ne parvint même pas à l'émouvoir. Beaucoup de grandes gueules raillèrent son impuissance. Alors il dénoua la corde qui lui ceignait la taille, la prit bien en main, la fit tournoyer au-dessus de sa tête en criant des malédictions et se mit à fouetter furieusement la bête agenouillée qui, aussitôt, se redressa si fort que Jean le Hongre, qui tenait la bride, en fut renversé parmi ses gens. Cette révolte fut accueillie par une infernale criaillerie qui affola le grand cheval. D'une ruade, il faillit fracasser le crâne du curé, et la bousculade, les cliquetis d'armes, les imprécations redoublant, il se cabra, la crinière hérissée, les naseaux tendus vers la voûte peinte d'étoiles en battant l'air de ses sabots. Derrière lui, un immense gueulement sortit de mille bouches. Le souffle de cette clameur, comme une charge de bataille, le fit hennir terriblement et le poussa en avant. Il bondit sur l'autel, qu'il renversa, de l'autel dans les stalles nobles, qu'il fracassa, des stalles dans la foule épouvantée, où il se mit à piétiner des ombres, environné de fumées et de torches, comme une Bête d'Apocalypse labourant son champ de réprouvés. Alors Jean le Hongre se fraya un chemin parmi les corps abattus, les mains tendues, les gueules hurlantes, et vint au-devant de lui, sans crainte de ses sabots ni de son mufle écumant. Il ouvrit les bras, s'offrant ainsi follement à sa fureur. Mais à l'instant d'être renversé, il se suspendit à son encolure et le tint embrassé, la joue serrée contre son oreille. Il le tira vers le portail, aussi fort qu'il le put, en lui parlant et le cajolant. D'autres alors le poussèrent à coups de piques et ils parvinrent ainsi à l'amener sur la place où des femmes criaient et couraient, les mains tendues vers les nuées rouges du crépuscule.
Dans l'église, tout était brisé, sauf la croix haute plantée dans le sol, au fin fond de la nef. Des morts gisaient sur les dalles, les membres rompus, le crâne fendu. On entendait des gémissement dans l'ombre des recoins, et le sang maculait le visage de nombreux vivants qui erraient de-ci de-là, dans une grande rumeur hébétée. Le prêtre, toujours armé de sa corde enroulée au poing, voulut se hisser sur une balustrade pour haranguer cette malheureuse foule. Des hommes l'en empêchèrent, l'accusant d'être la cause du carnage, et comme il résistait, Jean le Hongre, revenu de la face où il avait conduit son cheval, ordonna qu'on le saisisse et qu'on le lie à la croix.
C'est à ce mauvais moment que le viguier vint chercher du secours pour combattre l'incendie de la Juiverie qui menaçait des maisons chrétiennes. Mais voyant, dès le seuil, la violence que l'on faisait au curé, il s'avança d'un pas ferme pour le délivrer, en criant à la garde. Aussitôt quelques bergers du Hongre vinrent à lui, les bâtons en avant, la figure tordue par de menaçantes ivresses. Ils se mirent à l'insulter et à l'assaillir de crachats. Tandis qu'il les repoussait de la botte et du poing en gueulant des jurons, d'autres Pastoureaux, courant parmi les morts que l'on traînait au milieu de l'allée, s'en allèrent fermer le portail à double verrou pour que les soldats ne puissent pas entrer. L'obscurité en fut épaissie, et le viguier, soudain presque aveugle dans la dévastation de l'église, trébuchant aux débris de bois et de statues pêle-mêle fracassés qui encombraient le sol, se trouva bientôt entouré de cris sans visages, harcelé de coups de piques invisibles. Il était haut, large, et de visage très sanguin. Il se mit à mouliner des bras, à défier autour de lui des fantômes fuyants. Les bâtons qui le cernaient s'énervèrent. On le bouscula sournoisement, pour le faire tomber. Dans la lueur d'une torche tout à coup brandie devant sa figure, on vit luire dans son poing un éclair de dague. Mais avant qu'il ait pu frapper l'un des hommes qui l'aiguillonnaient, la boule de feu s'abattit sur sa tête si puissamment qu'une flamme lui resta au milieu du front, comme une corne, et que la résine embrasée ruissela dans ses yeux. Il tomba à genoux, les mains sur la face, en rugissant. Aussitôt des pognes le saisirent aux épaules et le traînèrent, accroupi dans sa douleur et ses hurlements, au pied de la croix où le prêtre était déjà attaché. On les lia ensemble, dos à dos.