Après avoir quitté les sentinelles au bord de la route, Novelli et ses compagnons s'engagèrent sur le sentier de Naurouze et cheminèrent sans un mot dans la rumeur d'un vent subit et le bruit cavalier des sabots sur les cailloux jusqu'à ce que leur apparaisse, au premier détour de la colline, un grand champ où gisaient les morts de la bataille. Alors ils s'arrêtèrent un instant sur la garrigue parmi les buissons bas et les touffes d'arbustes, inquiets et méfiants, semblables à des voyageurs égarés parvenus au bout du monde et contemplant, au-delà des terres sûres, les moissons de la Camarde.
– Vive Dieu, maître Novelli, dit Vitalis, grimaçant de dégoût, voilà de la belle oeuvre d'amour.
Stéphanie lui cracha une insulte sèche, baissa la tête comme un bélier et la première poussa sa monture dans le chemin qui longeait cette désolation.
Les cadavres partout abattus dans le pré étaient nus et semblaient innombrables. Certains saignaient encore sur l'herbe par d'abominables tranchées de viande, tous étaient couchés comme peut-être ils dormaient d'ordinaire dans leur lit, innocents et obscènes, offerts, gueule et ventre, ou bras et jambes batailleurs, montrant au ciel leur cul ou recroquevillés, la tête contre les genoux, pareils à des enfants avant de naître. Des hommes aux bottes lourdes, le poitrail à demi ceint de gilets délacés, allaient et venaient parmi eux, pioches et pelles sur l'épaule, les enjambaient en parlant de femmes et de solde, fouillaient des haillons entassés pour dénicher de-ci de-là, comme mendiants aux ordures, des ceinturons encore solides et des manches d'armes bien ronds en pogne. D'autres s'échinaient à creuser des fosses dans les replis du champ, environnés de sacs de chaux vive. Novelli, passant au bord de ces tombes sommaires, fit un grand signe de croix, courbé sur sa selle, en murmurant un bref miserere, mais ne s'attarda pas: il était trop préoccupé par Stéphanie qui allait devant, serrant au col son manteau que le vent menaçait d'emporter, et pressant sa mule sur le chemin montant. Frère Bernard, lui, fit halte. Jacques le vit s'agenouiller au bord d'un trou où l'on jetait des morts, et se mettre en prière. Son remords de n'avoir pas accompli lui-même ce nécessaire travail religieux en fut allégé, et il voulut s'inquiéter de ne laisser personne à la traîne, mais Vitalis et Salomon, qui avaient mis aussi pied à terre, étaient déjà loin derrière. Le bateleur tenait par la bride son cheval et celui du moine. Il attendait son ami. Le juif, penché sur un rocher au bord du sentier, s'appuyait sur un long bâton ramassé dans les broussailles pour contempler à ses pieds ces corps épouvantablement inoffensifs que l'on traînait par les chevilles, et qui avaient si rudement changé le cours de sa vie. Il avait l'air d'un berger méditatif. Novelli, le voyant ainsi, se sentit allègre et très confiant dans la bonté du bonhomme.
Il mit sa mule au galop pour rattraper Stéphanie. A mi-chemin de la cime, sur des caillasses en pente douce, brûlaient des feux que les coups de bourrasque échevelaient sous des chaudrons enfumés, attachés à des faisceaux de bâtons. Autour de ces soupes militaires, les soldats harassés qui installaient leur campement suspendirent un instant leurs gestes pour regarder passer, l'oeil allumé, cette fille à la chevelure dénouée, à la belle figure droite sur sa monture noire, qui tranchait fièrement le vent et chevauchait au-dessus d'eux sans paraître les voir. Quand le chêne double apparut au bout du chemin, elle bondit à terre et courut vers le sommet proche, agile et légère comme une bête effarouchée, tandis que Jacques s'arrêtait devant une tente plantée sous un grand pin. Là était le capitaine du sénéchal de Carcassonne qui avait conduit la bataille. L'homme était d'âge gris, large et vigoureux. Il trônait sur un coffre à l'abri de l'auvent de toile, le ventre largement ceinturé, et se faisait laver les pieds par un freluquet d'écuyer qu'il repoussa d'un coup de talon quand il vit s'approcher l'Inquisiteur Novelli: il le reconnut, il était posté à l'entrée de la cathédrale Saint-Étienne, le jour des funérailles du cardinal Arnaud, et l'avait vu entrer sous la voûte de la nef.
Il l'accueillit avec un respect abrupt et peu bavard: il était de ces hommes d'armes qui ne savent pas parler aux clercs, Novelli le devina et se sentit aussitôt aisé, sûr de lui. Il aimait manier les gens de cette sorte. Il lui dit qu'il était venu interroger Jean le Hongre, le laver des possibles souillures d'hérésie et lui pardonner ses crimes, au nom du Christ. Puis il lui demanda avec une fausse indifférence finaude s'il n'estimait pas que son prisonnier devait être remis aux autorités religieuses. Le Hongre, en effet, n'était pas un assassin banal. La reine de France avait encouragé sa croisade. De plus, il se faisait passer pour moine. Peut-être l'était-il, peut-être pas. Dans les deux cas il appartenait à l'Église, qui avait à juger autant ses fils fautifs que les usurpateurs de l'état ecclésiastique.
– Je n'entends rien à ces subtilités, répondit le capitaine. Je ne veux pas vous déplaire, monseigneur, mais à mon avis il n'est pas de procès nécessaire pour le meurtrier d'un prêtre et d'un viguier. Il doit être pendu au premier arbre venu.
– Laissez-moi d'abord lui parler. Nous déciderons ensuite ce qu'il convient de faire.
Le soudard se botta, se vêtit d'un vaste manteau et se lissa la barbe en grognant à mi-voix quelques considérations malsonnantes sur les incompréhensibles manières des gens de robe. Novelli ne voulut pas les entendre, flatta son épaule et s'inquiéta, l'air hypocrite, des morts de la troupe dans la bataille. Il lui fut répondu que pas un seul soldat n'avait été blessé. Jacques félicita rondement son homme, et le traita d'intelligent stratège, ce qui ne déplut pas. Il s'en fut jubilant vers la colline où étaient Stéphanie et son frère, convaincu d'avoir en poche le sursis de ce vagabond bouleversant qu'il chérissait inexplicablement et n'avait pourtant jamais rencontré.
Le vent était tombé mais il faisait frais, et parmi les arbres sombres Novelli frissonna soudain, piqué par l'aigre mélancolie du crépuscule. Il pressa le pas. Parvenu sur la crête de la colline, il ne vit d'abord, au loin, que Stéphanie environnée de lumière pâle. Elle lui tournait le dos, immobile et droite dans sa cape noire. A quelques pas devant elle était le chêne double. Pas une feuille de sa vaste couronne ne bougeait. Il s'approcha lentement, comme s'il marchait vers un autel d'église. A un souffle de sa compagne il aperçut Jean le Hongre, qu'elle cachait. L'homme était à genoux dans un creux herbu, entre les arbres jumeaux, les bras en croix, lié aux deux troncs par les poignets. Sa robe de moine n'était plus qu'une guenille tenue par des lambeaux aux épaules, à la taille par une corde. Il grelottait. Quand il vit apparaître Jacques derrière le corps de sa soeur, une passion magnifique s'alluma dans ses yeux, et pour mieux distinguer ce grand personnage qui lui venait, il remua dans la pénombre, étira ses deux bras pendus comme des ailes misérables; et sa jeune figure de pur ermite, auréolée de rousseurs bouclées, vint dans la dernière lueur du jour. Ils restèrent un moment à se regarder. Jacques pensa: «il a l'air d'un ange blessé», et le Hongre, hochant la tête au bout d'un long chemin de pensées tumultueuses, murmura:
– Ainsi, c'est toi.
Ces seules paroles firent bondir le coeur de Novelli. Il se sentit troué, prit la main de Stéphanie comme pour s'assurer qu'il n'était pas seul, et se donner courage. Elle se pencha de côté, leurs tempes se joignirent et il vit qu'elle pleurait en silence. Il la fit asseoir près de lui, dans l'herbe. Le Hongre les regarda avec un sourire aigu, attentif à la bonté des gestes, à l'abandon confiant de sa soeur, aussi ravi que s'il savourait la découverte d'un sentiment longtemps imaginé, mais son regard brillait trop, Jacques en éprouva un malaise sournois. Il n'osa pas tenir sa compagne enlacée devant cet homme excessif dont il craignait, étrangement, le jugement. Il dit, s'adressant à Stéphanie:
– J'ai parlé au capitaine de la troupe. Demain, nous ramènerons ton frère à Toulouse. Il ne sera pas pendu, il ira en prison, et le temps aidant, peut-être parviendrons-nous à le faire oublier.
Le Hongre poussa en avant son corps comme s'il s'échinait à tirer un fardeau trop lourd pour son pauvre corps loqueteux et dit, souriant encore avec une douceur à faire trembler un bourreau:
– Je veux mourir ici, Novelli. J'exècre la prison. La mort est une bonne mère.
Stéphanie se retourna brusquement, en entendant un bruit de pas et de voix dans la nuit tombée. Elle se dressa d'un bond, craignant que des soldats viennent les persécuter. Ces fossoyeurs et roteurs de soupe lui faisaient horreur. Elle soupira, rassurée:
– Ce sont tes amis.
Salomon et Vitalis vinrent s'asseoir sans un mot dans l'herbe à côté de Novelli, et regardèrent le prisonnier avec une gravité captivée. Ils semblaient contempler un animal sacré. Jean le Hongre se tourna vers Jacques.
– Qui sont ces gens? dit-il.
– Je suis le serviteur d'un juif, répondit Vitalis.
Et Salomon, paisiblement:
– Je suis le juif.
Il plissa les yeux pour tenter de voir, à travers l'ombre, si ces mots altéraient le visage de cet étrange barbare qui haïssait son peuple. Le Hongre, lui aussi, se mit à l'examiner avec une curiosité très affûtée. Chacun, un instant, chercha comme un assoiffé quelque chose dans le regard de l'autre. Ils parurent se brûler soudain et se détournèrent en même temps. Frère Bernard Lallemand entraîna Stéphanie vers les buissons proches. Personne n'osa parler en leur absence. Ils revinrent avec une brassée de bois qu'ils disposèrent entre le prisonnier et ces hommes assis en face de lui comme des juges paisibles. Le moine s'accroupit, se frotta vigoureusement les mains en disant:
– Il fait froid, et battit son briquet d'étoupe. Le feu grimpa bientôt parmi les brindilles, éclairant les figures. Novelli dit:
– Je suis venu t'aider, Jean.
– Il est trop tard, répondit le Hongre. Je pars demain. Je suis très impatient d'entrer dans le pays des morts. J'espère y trouver du nouveau.
– Ne fais pas le fanfaron. Je t'offre la vie.
Jean le Hongre se tourna vers Stéphanie, lui dit:
– Ne peut-il comprendre que je n'en veux pas?
Frère et soeur se regardèrent au travers des flammes, restèrent tendrement captifs l'un de l'autre, et Novelli vit soudain sur leurs visages ressemblants une sorte de dévotion, une commune lumière dans leurs yeux, une complicité de brigands célestes familiers des mêmes hauts vents qui le fit tomber en désarroi, en grande jalousie fascinée aussi: ces deux-là devant lui se faisaient serment sans paroles de se retrouver un jour, non point dans un vague au-delà mais dans la vie heureusement inévitable, une fois franchis tous les obstacles, une fois lavés tous les maux et les meurtres que la tranquillité de leur regard affirmait scandaleusement négligeables auprès des certitudes qui les habitaient. Ces fous semblaient savoir ce que nul ne savait. Ils se sourirent, peut-être au souvenir de quelques instants de leur vie ignorés du monde, peut-être par contentement de se sentir inaccessibles dans leur amoureuse confiance. Stéphanie posa enfin la main sur celle de Novelli, qu'elle sentit glacée.