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Jacques Novelli arriva au couvent dans la première fraîcheur du crépuscule et trouva ses moines assemblés autour de la table du réfectoire, récitant debout le Notre Père devant leur quignon de pain et leur écuelle où fumait la soupe. Il prit place parmi eux, baissa le nez, et comme les autres remua les lèvres au bout de ses mains jointes, mais il ne pria pas. Quand ils furent tous assis, une fois apaisés les murmures, les bruits de bancs et de tabourets, Novelli leur demanda des nouvelles de leurs travaux avec une douceur enjouée à laquelle ses frères n'étaient pas accoutumés. Plus rien, tout à coup, ne semblait peser en lui, ni son ordinaire humeur sombre ni la tristesse du deuil qu'il venait de subir. Il parla aimablement, s'intéressa aux réponses futiles avec autant de bonté qu'aux soucis domestiques, et intervint avec une sérénité souriante dans les quelques difficiles affaires de politique quotidienne et de préservation de la foi qui préoccupaient ses gens. Les moines, habitués à la sécheresse de ses paroles et à la rigueur de ses regards, répondirent d'abord à ses questions par de grands bafouillements rougissants, en s'excusant de l'ennuyer avec leurs petites peines, puis, le voyant si bien disposé et si fraternellement attentif, ils osèrent des familiarités cordiales, et s'enhardirent bientôt à le féliciter pour le bon temps qu'il avait pris à l'orme de l'Oratoire. Frère Bernard avait raconté leurs agapes avant qu'il n'arrive. Novelli le vit, au fin bout de son banc, agiter les mains devant la figure des parleurs, pour les faire taire. Sans doute craignait-il que quelque insolence ne fasse retomber son maître en fermeté revêche. Jacques le rassura en riant de bon coeur, et en invitant ceux qui avaient un flacon ou un tonnelet caché sous leur paillasse à l'amener à cette table pour que soit dignement célébrée l'infinie tendresse de Dieu. Quatre moines se levèrent aussitôt parmi les gloussements et les hourras timides de leurs compagnons, et coururent à l'escalier. Ils revinrent en agitant au-dessus de leur tête des cruches et des gourdes, et se bousculèrent autour de Novelli, chacun se disputant l'honneur de remplir sa timbale. Jacques les laissa faire avec une indulgence de père environné d'enfants turbulents et très aimés, but quelques gorgées et contempla paisiblement les figures épanouies de ses frères, leurs regards brillants, leurs gestes humbles, soucieux de laisser pour l'autre assez de vin. Il n'y en avait guère: on ne put remplir qu'à demi les gobelets, mais le bonheur de ces hommes simples était plus radieux que devant un festin de chapons rôtis et de parfums de vieille cuve. La seule prière que Jacques fit dans son esprit, avant de les laisser à leur fête, fut pour bénir ces braves gens et pour espérer qu'il serait un jour capable, lui aussi, de jouir comme ils le faisaient des plus menus plaisirs de la vie avec cet air de goûter à des merveilles.

Ni à l'angélus, ni à l'oraison nocturne, ni aux matines, le lendemain, il ne pria. Il resta dans cette bonté vigilante, s'efforçant à chaque instant de ne rien désirer que la volonté de Dieu, et de rester accueillant, vide d'exigences ou de pensées troubles. En vérité, il ne fit qu'attendre Stéphanie, et passa la nuit aux aguets, couché les yeux ouverts dans le noir, farouchement agrippé à sa confiance. Il parvint à se convaincre que le maître de leur destin les tenait tous les deux dans la même main, et que bientôt, d'un souffle de sa bouche, il les réunirait. Il s'ancra dans cette certitude avec un fanatisme superstitieux, craignant que le moindre doute ne dresse entre eux un obstacle infranchissable, ou n'empoisonne le bon vouloir de Celui qui la poussait à sa rencontre. Il engagea même sa vie sur ces retrouvailles prochaines. «Si Stéphanie ne revient pas, se dit-il, je mourrai.» Il répéta ces mots à voix haute afin que Dieu les entende bien et s'effraie du mal absurde qu'Il pouvait faire, mais aussitôt après pensa: «Cela peut-il être? Est-il possible que Dieu m'impose une épreuve que je ne pourrais pas supporter? Non, car il ne saurait gaspiller aussi sottement ses serviteurs.» Ainsi, jusqu'à l'aube, il s'acharna à se garder paisible. Mais il ne put s'empêcher de s'épuiser en songe à porter sa compagne blessée sur des chemins bourbeux, ou d'imaginer qu'il l'attirait de toutes ses forces vers lui dans de dangereuses ténèbres, et plusieurs fois, quand battirent des portes ou retentirent des pas dans le vaste couvent, il se dressa sur son lit en bafouillant son nom.

Au premier office du matin, où il vint consumé par sa nuit de veille, il salua les moines avec une douceur de grand malade. Sa joie pâlotte n'était pas feinte: il avait décidé de vivre éperdument bon et abandonné, l'effroi n'avait donc plus le droit de remuer son âme. A la chapelle, il prit place au dernier rang, près de la porte. D'un petit coup de talon, il fit en sorte de l'entrouvrir, à l'insu de tous. Ainsi, si quelqu'un traversait le jardin, il ne pourrait manquer de le voir. Le portail de la ruelle grinça une fois. Il guetta l'allée, le coeur bouleversé. Personne n'apparut. Ce n'était sans doute que la laitière de Saint-Cyprien qui venait déposer ses pots sur le banc de pierre, près de l'entrée, comme elle le faisait chaque jour. A la fin de la messe il sortit le premier, sans attendre ses frères. Il s'obligea à marcher lentement dans le beau matin, à s'emplir d'air frais et odorant, à se réjouir aux chants d'oiseaux, à rendre grâces à Dieu pour ces bienfaits printaniers. Mais il ne put s'abuser longtemps. Il dut bientôt s'avouer rageusement qu'il faisait là l'hypocrite, et que ce foutu printemps ne lui importait en aucune manière. Il alla s'enfermer dans la bibliothèque. Sa confiance chancelait. Il se reprit, martelant son esprit de sentences indiscutables qu'il se ronge les sangs ou s'abandonne au sort, ce qui devait advenir adviendrait sans faute. Mieux valait, donc, ne plus penser, ne rien vouloir, et oublier le temps. Mais que la journée serait longue s'il devait la traverser sans la moindre nouvelle! Il ouvrit le registre d'inquisition, le feuilleta sans rien lire. Quand frère Bernard l'appela dans le couloir, il s'empressa d'aller entrebâiller la porte, espérant un travail assez contraignant et grave pour qu'il puisse s'y dépenser. Le moine prit un air de commère et lui fit des signes sibyllins en murmurant des confidences incompréhensibles. Novelli, tremblant de pied en cap, lui demanda de parler clair.

– Madame Stéphanie est au parloir, dit Bernard, à voix basse. Que dois-je faire d'elle, Jacques?

Son coeur bondit si haut qu'il crut mourir, et son esprit fut ébloui par un vertige subit. Pourtant il s'entendit répondre à voix égale:

– Qu'elle attende. Porte-lui à manger, elle doit être éreintée. Dis-lui que je viendrai tout à l'heure l'interroger.

Frère Bernard, l'air intrigué, resta planté à le contempler.

– Je croyais que tu serais content de la voir, dit-il.

– Je suis content, répondit Jacques, cherchant derrière lui la poignée de la porte. Va vite, grosse bête.

Il se renferma brusquement dans la bibliothèque, fit quelques pas chancelants jusqu'au milieu de la pièce, tomba à genoux, les bras ouverts, et, levant les yeux vers la lucarne par où entraient des rayons de soleil au travers du feuillage, récita en pleurant et riant la prière d'action de grâces la plus effrénée de sa vie.

Quand il se fut enfin vidé de ces torrents de folle reconnaissance et d'angoisse débondée, il se releva, meurtri comme s'il venait de traverser une tempête de coups de bâton, s'essuya les yeux, mouilla de salive les cernes qu'il se sentait, se battit les joues pour effacer les traces de larmes et sortit en s'efforçant de marcher droit. Au seuil du parloir, il retrouva frère Bernard qui le guettait. Le moine lui murmura à l'oreille:

– J'ai fait ce que tu m'as dit. Elle est fatiguée et très inquiète de te voir. Si tu veux m'en croire, elle t'aime beaucoup.

Il mit un doigt devant la bouche pour signifier qu'il ne dirait rien à personne de ce qu'il devinait, et s'en alla sur la pointe des pieds. Novelli entra, à nouveau tremblant. Stéphanie était debout près de la table, les pieds nus et vêtue de haillons, comme au jour de leur première rencontre. Ils se précipitèrent ensemble l'un vers l'autre et s'étreignirent en gémissant, s'écartèrent pour se toucher la figure comme s'ils n'en croyaient pas leurs yeux et se jetèrent encore corps contre corps, ventre et visage, mains affolées, avec de grands soupirs de jouissance douloureuse. Jacques lui bafouilla en baisant son front, ses cheveux poussiéreux, qu'il avait failli mourir de son absence. Elle ne répondit pas. Il la tint enfin au bout de ses bras, la contempla, tout débordant de mots d'amour et de bonheur, et vit qu'elle était en effet très lasse et malheureuse. Il s'empressa de la faire asseoir, prit place en face d'elle, lui tendit le bol de lait qu'elle n'avait pas bu, en l'encourageant d'un sourire. Elle posa les mains sur les siennes, les attira, disant, par les yeux: «toi, nourris-moi, abreuve-moi.» Il lui obéit, et elle se désaltéra sans qu'ils cessent d'être joints. Puis elle l'abandonna, baissa la tête. Alors ce fut lui qui prit ses doigts, et de son souffle les réchauffa. Elle dit:

– Sais-tu ce qui est arrivé?

– Je sais. As-tu vu ton frère?

– Oui. C'est lui qui m'envoie.

Il la regarda, tout à coup méfiant et décontenancé. Elle eut un air contrit, un élan apeuré, vint s'asseoir à ses pieds, posa sur lui la tête en enlaçant ses jambes.

– J'espérais que tu viendrais sans que personne n'ait à te pousser, dit-il.

– Quand j'ai rejoint le camp, il était trop tard. Les deux prisonniers de Castelsarrasin étaient morts. Jean était agenouillé près de leurs cadavres. Il priait. Alors je suis tombée à genoux moi aussi, devant lui. Mon horreur de ce qu'il avait fait était si grande que j'aurais voulu l'étrangler et mourir, mais je n'ai pas pu, je me suis agrippée à lui, je l'ai serré contre moi en t'appelant de toutes mes forces, comme si la fin du monde nous tombait dessus. Il m'était insupportable que tu ne sois pas là, avec moi, à cette heure où je ne pouvais plus porter ma peine. Puis ce pauvre fou s'est mis à pleurer contre ma joue. J'ai bien senti qu'il cherchait à se faire plaindre. La rage m'est remontée au coeur, j'ai voulu m'arracher à lui, puisque je ne pouvais pas l'arracher du monde, au moins lui crier que je ne voulais plus être sa soeur, mais je l'ai consolé, je lui ai dit que je t'aimais, et que peut-être tu m'aimais assez pour essayer de le sauver. Alors il m'a demandé de revenir vers toi et de te supplier de lui pardonner sa faute. Je suis partie sans même prendre le temps de manger un croûton de pain.

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