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– Si vous vous obstinez dans votre reniement, lui dit l'évêque à voix basse, il vous fera passer pour hérétique, et vous risquerez longtemps de prison.

Salomon lui répondit:

– Voilà quarante-deux ans que je porte cette peau de juif où vous me voyez. En elle sont des siècles d'ancêtres. Je ne suis qu'un souffle du long voyage de ma famille en ce monde. Je porte ses lois, ses misères, ses pensées, ses bonheurs, l'espace d'un souffle, d'une simple vie. Puis-je m'arracher à tout cela sans mourir?

Il était pâle, tout frémissant d'une fureur au bord des lèvres qu'il ne pouvait cracher, ni ravaler. Son regard, sans espoir de miséricorde, se cogna aux murs, aux visages en face de lui. Il s'aperçut que Novelli le guettait comme un chasseur à l'affût, cherchant par où le harponner. Il se redressa.

– Soumettez-vous de bonne grâce, lui dit l'évêque en gémissant impatiemment. Nous ne sommes pas des ogres. Oubliez votre tribu et nous vous accueillerons dans notre Église comme le père fondateur d'une famille nouvelle. N'est-ce pas assez glorieux?

Ils entendirent soudain un fracas de grilles furieusement secouées, derrière eux. Vitalis le bateleur, le front entre deux barreaux, se mit à crier, à belle voix sonnante:

– Soumettez-vous, maître Salomon, vous en aurez de grands avantages, et qui donc vous empêchera de parler à Dieu dans votre patois, au secret de vous? Que diable, messeigneurs, si vous me demandiez, à moi, Vitalis le Troué, de changer de nom, de peau et d'âme pour sortir de cette prison, de bon coeur je vous dirais: dépouillez-moi à votre aise, allégez-moi, et que le vent m'emporte! Vous êtes trop savant, maître Salomon. Votre âme a du ventre, elle vous encombre. Riches de science, riches de viandes se font geignards et grincent pareillement dès que la vie souffle un peu fort sur eux, car l'or de l'esprit alourdit autant que les biens terrestres, parole de sage! Soyez donc pauvre, messire, abandonnez-vous, et la moindre brise vous poussera vers la liberté. Regardez-moi: je ne pèse pas, c'est ma grâce. Veut-on que je fasse le pitre? A votre service, mes maîtres! Que je pleure au pied de la Croix? Voici mes larmes plus grasses et savoureuses que larmes fortunées. Voulez-vous, monseigneur évêque, m'employer à démerder vos seaux, tous les matins? Je le ferai en chantant des cantiques, et vous baiserai les mains pour cette tâche, si vous me l'offrez. Inscrivez sur mon front ce qu'il vous plaira. Rien ne l'encombre: c'est un front de pauvre. Considérez-moi avec assez de hauteur, s'il vous plaît, pour ne point vous préoccuper de ce qui va et vient dans mon esprit. Il est vrai, je l'avoue, que je vous ai maudit sur quelques places publiques. Mais qu'importe? Malédiction de miséreux, poussière! Faisons donc la paix, tous les deux. Je vous jure, si je vous déteste encore, de ne pas le dire à voix haute, et si la tranquillité des pauvres est dans le mépris des puissants, soyez assez bon pour me mépriser fidèlement. Bref, je vous donnerai tous les services, toutes les bonnes paroles que vous voudrez contre la liberté d'aller par les rues de Toulouse et de demander aux gens des nouvelles du temps. Qu'en pensez-vous, monseigneur Gui?

Gui de l'Isle s'était dressé dans un grand élan de fureur, aux premiers éclats de ce discours, mais les mines, grimaces et pirouettes du bateleur le surprirent si fort qu'il en suffoqua avant d'en rire à petites quintes scandalisées, la bouche ouverte et tenant son ventre à deux mains. Novelli écouta Vitalis avec l'amusement distant d'un noble à la parade foraine puis, la tête dans l'escalier, s'en fut appeler les soldats de la garde, car des recoins de la prison, maintenant, montaient de remuants murmures et de brèves paroles à l'adresse du bateleur et de l'évêque, coups d'aiguillons sournois, ricanements violents.

– Quel est ce bouffon? demanda Gui de l'Isle.

– Votre futur serviteur, si j'en crois la bonne humeur qui vous rougit la figure, répondit Salomon.

– Hé, je vous le laisse. Il est trop roué. Je ne vivrais pas tranquille de savoir ce mauvais lutin semer sa joie panique dans les couloirs de mon palais. Si vous faites ce qu'il faut pour sortir d'ici, et si vous répondez de lui, vous l'amènerez avec vous.

– Mon maître, hurla Vitalis, serez-vous assez fou pour refuser d'échanger cette turne contre deux paradis? On ne vous demande que patenôtres, courbettes de bon aloi et sentiments honorables. Soyez un peu saltimbanque, par pitié! La corde est bien tendue, dansez, mon maître, dansez!

Les soldats appelés ouvrirent les grilles, envahirent l'ombre de la salle commune dans un grand piétinement ferré et poussèrent les renâclements, murmures et jurons rétifs contre les murs, à coups sourds de manches de piques et de trousseaux de clefs. Novelli attendit que s'éteignent les derniers bruits, immobile et buté comme s'il voulait aider, du front et du regard, les hommes d'armes, puis il reprit sa place en face de Salomon.

– Vous errez encore en aveugle, lui dit-il. Il faut maintenant que les écailles tombent de vos yeux. Il est vrai que de très mauvaises bêtes vous ont contraint d'entrer dans notre cathédrale, mais il m'est impossible d'estimer que ce fut pour votre malheur. Les circonstances tumultueuses qui vous ont conduit à nous ne sont fortuites qu'en apparence. Il ne faut pas croire au hasard. C'est Dieu, en vérité, qui vous a choisi parmi votre peuple, vous ne pouvez nier cela. C'est Lui qui vous a poussé au pied de l'autel, brutalement, certes, mais Il fait ainsi, parfois, avec ses enfants les plus chers. Ne tentez pas de pénétrer Ses desseins, vous ne feriez qu'aggraver votre aveuglement. Obéissez à Son évident désir de vous voir catholique. Relevez la tête et regardez-nous fraternellement. Le Tout-Puissant se tient maintenant derrière vous, entre votre vieille vie et ce présent où je vous parle. Avez-vous dit que vous mourriez plutôt que de quitter vos oripeaux hébraïques? Craignez plus encore de perdre le sens, si vous allez contre Celui qui gouverne nos vies.

– J'obéis à la loi judaïque parce que c'est par elle que je me tiens au monde, répondit Salomon. Cependant, je sais que je survivrais, même privé de ma peau et de mon nom, s'il le fallait. Même dans une maison où l'esprit de mes pères ne serait plus, je ne mourrais pas de froid, car en moi sont aussi des choses inexprimables qui peuvent nourrir ma vie hors des synagogues, dans la simple volonté du temps. Je ne suis pas aussi férocement religieux que vous, maître Novelli. S'il me faut choisir entre la prison et l'église, j'entrerai à l'église. Mais vous n'aurez de moi, devant vos croix et vos cierges, que les grimaces d'un hypocrite. Voulez-vous cela?

– Vous n'avez pas une figure à singer des jouissances, et je ne suis pas homme à me satisfaire d'une putain: j'aime trop. Nous vivons de feu vrai, vous et moi. Vous détestez les musiques fausses, et je n'ai d'autre désir que de faire de vous mon frère, parce que c'est la volonté de Dieu.

– Votre désir est absurde. Votre foi n'a nulle part où s'accrocher dans mon esprit. J'ignore tout de la loi catholique.

– Voulez-vous que je vous l'enseigne? Donnez-moi la main, maître Salomon, et, dites-moi: si je vous prouve, par nos communes Écritures, que les vertus de notre Église sont salutaires et dignes de tout l'amour du monde, accepterez-vous, de coeur et d'âme, d'obéir à ses lois?

– Sans doute, répondit Salomon, tout hésitant et déconcerté. Mais si vous n'y parvenez pas, qu'adviendra-t-il de moi?

– J'y parviendrai, car vous êtes un homme de bonne foi. Nous parlerons ensemble aussi longtemps qu'il le faudra. L'espoir de vous convaincre m'émeut grandement. Voyez, j'en tremble.

– Que voilà d'agréables sentiments, dit Gui de l'Isle, ses doigts bagués croisés devant sa figure tout à coup réjouie. Le temps de Pâques est le plus doux de l'an et le meilleur qui soit pour philosopher. C'est décidé: je vous accueillerai tous les deux dans les jardins de mon palais. Qu'en penses-tu, Jacques? Les chants d'oiseaux inspirent joliment les vérités célestes.

– Gros homme, foi de singe, grogna Novelli, l'air méprisant. Tes minauderies sont grotesques. On dirait que nous ne sommes pas faits de même viande, toi et moi. La moindre phrase sort de ta bouche comme un bouquet de dame. Je déteste les guirlandes. Elles encombrent. Elles mentent.

– A toi les mots viennent armés, ils blessent, répondit Gui de l'Isle, regardant Jacques de haut et s'efforçant à la fierté.

Son frère trop vif agita la tête comme pour se défaire de la colère subite qui rougissait sa figure.

– Pardonne-moi, dit-il. Tu m'as fait mal, avec tes airs de douairière. Les mots qui ne sortent pas du fond de la poitrine me mettent hors de moi. Ils ne vivent pas, s'ils ne sont pas passés par le feu de l'âme, comprends-tu? Je les entends comme des insultes.

Il eut un mouvement apparemment fortuit, son épaule heurta celle de Gui et y resta accolée un moment. Autrefois, au collège de Rome, ils se tenaient ainsi parfois, chaudement joints, pour combattre le mal d'exil. Depuis, ils n'avaient jamais su exprimer autrement leur ombrageuse fraternité. Gui de l'Isle ne s'écarta pas de lui. «Me voilà pardonné», pensa Novelli. Il revint au juif qui avait suivi leur brève dispute avec, dans l'oeil, une vivacité un peu inquiète, un peu amusée.

– Maître Salomon, dit-il, si vous me promettez de ne pas quitter Toulouse, vous sortirez d'ici quand il vous plaira.

– Quitter Toulouse? Comment le ferais-je? Vos soldats auraient tôt fait de rattraper ma vieille mule. Je reste en votre pouvoir, maître Novelli. Puisque vous en avez ainsi décidé, je vous écouterai et je vous répondrai ce que le feu de l'âme, comme vous dites, m'inspirera. Je n'ai pas votre haine du mensonge. Je suis plutôt porté à m'émerveiller des ruses de la vérité, qui me semblent inépuisables, mais je promets de ne pas vous mentir. Ainsi, au bout du compte, il se peut que, de bonne foi, je ne puisse pas vous rendre les armes. Que ferez-vous alors? Pouvez-vous me promettre à votre tour d'accepter votre défaite, et de me laisser aller librement?

Novelli ne répondit pas. Il regarda Salomon, les yeux mi-clos, et souriant d'un air de défi. Alors l'évêque Gui, à nouveau jubilant, flatta l'encolure raide de son compère, à petits coups, et dit:

– Voilà un adversaire à ta mesure, mon Jacques. Il est aussi obstiné que toi. Je gage qu'il ne démordra pas de son judaïsme, et que tu devras le condamner à la prison perpétuelle. Mais ne vous désespérez pas, maître Salomon. Si vous l'excitez assez, ce chien de Prêcheur est fort capable de ne point vous lâcher et de se mettre au cachot avec vous pour continuer à débattre du salut de l'âme et de la bonté du Ciel jusqu'à ce que les rats et les vermines vous fassent tous les deux tomber en poussière.

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