– Je serais un saint, si je faisais cela, murmura Novelli, le front plissé et le regard errant dans l'ombre peuplée de soldats et de pauvres gens, au-delà des grilles.
Le juif ne l'avait pas quitté des yeux, cherchant avidement à deviner ses pensées, ses failles, ses doutes. Alors Novelli, soudain, le regarda droit et murmura, à voix rauque:
«Maître Salomon, voulez-vous que je m'engage à vous suivre comme ce gros porc l'a dit, si je ne parviens pas à vous convertir?
– Non, répondit Salomon. Vous me seriez insupportable.
Il toisa Novelli avec une fierté mélancolique et moqueuse. L'autre eut un air de coq piqué et se raidit à même hauteur. Ils restèrent un moment affrontés dans une belle complicité d'ennemis, tandis que Gui de l'Isle, riant énormément, s'en allait secouer la grille de la salle commune en demandant aux soldats qu'on lui amène Vitalis le Troué. Il y eut, au fond de la prison, des cris misérables, des appels haletants à la pitié, gueules et bras décharnés tendus entre les épaules cuirassées des gens d'armes. Vitalis, tandis qu'on lui ouvrait la porte, salua ces brailleurs faméliques d'une révérence bouffonne, en balayant le sol d'un plumet imaginaire.
Jacques Novelli convoqua Salomon d'Ondes pour le lendemain après l'angélus, dans la bibliothèque du couvent des frères prêcheurs. Cependant, il pouvait dormir ce soir même chez les frères, s'il ne savait pas où aller. Salomon lui répondit qu'il avait quelques amis catholiques dans Toulouse, et qu'il trouverait aisément un gîte. Ils se saluèrent d'un air compassé, et Novelli s'en alla.
Vitalis attendit que la porte ait claqué, en haut de l'escalier, pour tomber à genoux devant son nouveau maître et baiser ses mains. Il le fit comme un pitre, avec des gémissements de bête et des démonstrations d'affection excessives qui mirent Salomon dans un grand embarras. Il eut beaucoup de peine à le repousser. L'évêque s'amusa de sa mine offusquée, puis le prit par l'épaule et lui conseilla à demi-mot de retourner à la Juiverie. Personne ne le lui reprocherait, pour peu qu'il n'oublie pas de dire à qui voudrait l'entendre qu'il avait été bien traité et que les juifs, à l'avenir, n'auraient rien à craindre des autorités ecclésiastiques et civiles, même si les plus éprouvés d'entre eux ne pouvaient tout à fait s'acquitter de la prochaine dîme.
Ils remontèrent ensemble au soleil poussiéreux. Gui de l'Isle, qui détestait se frotter au peuple hors des processions et des grand-messes, s'en fut s'enfermer dans son évêché. Alors Salomon et Vitalis, encore englués d'ombre, titubants, ivres de la lumière de midi, s'en allèrent dans la bousculade des chariots, des portefaix et des matrones criardes s'asperger la figure et boire longuement aux deux jets de la fontaine du Griffoul, au milieu de la place. Après quoi, Vitalis le Troué, le visage ruisselant d'eau, de larmes et de bonheur, serra le juif dans ses bras.
– Je savais que vous me sauveriez, lui dit-il. Dès que je vous ai vu, je vous ai flairé: vous sentiez la liberté. Si vous voulez fuir, il faut partir sur l'heure: vous avez un jour d'avance. Je peux voler une paire de bons chevaux. Je vous les offre. Ainsi, nous serons quittes.
Salomon lui sourit avec une grande affection, et le bateleur comprit qu'il n'avait pas l'intention de quitter la ville.
– Je vois que vous aimez les combats de l'esprit, lui dit-il. Vous n'avez pas assez souffert, sans doute. Les gens de basse famille, comme moi, savent bien qu'il est déraisonnable de respecter la parole donnée à un Inquisiteur. Trahir les puissants est le devoir des pauvres, s'ils veulent vivre dignement.
– A chacun ses armes, répondit Salomon. Nous sommes différents, bonhomme, mais pas autant que tu le crois.
Il eut un drôle d'air de ruse naïve.
– Comptez-vous vraiment croquer le grand Novelli? demanda le bateleur, incrédule.
L'autre lui répondit d'un signe d'assentiment vigoureux qui les fit rire d'aise, tous les deux.
– Je resterai en votre compagnie aussi longtemps que vous voudrez de moi, dit Vitalis.
Il prit sur l'épaule le bagage de son nouveau maître et l'entraîna vers la Juiverie, saluant, comme un prince en parade, suavement, les femmes et les enfants, les ânes, les fenêtres ouvertes et les rayons de soleil au travers des ruelles.
Au soir, Novelli retrouva Stéphanie au couvent. Elle avait fini son labeur de servante et s'apprêtait à monter dans son grenier. Il la retint au seuil de l'escalier. Elle était vêtue d'habits propres, la taille bien ceinte, et chaussée de sabots. Elle lui parut d'une beauté si simple et pure qu'il ne put soutenir son regard. Il lui dit qu'il désirait lui poser d'importantes questions sur les encouragements que Jean le Hongre avait pu recevoir de la reine de France, mais décida presque aussitôt qu'il était fatigué, et remit l'entretien au lendemain. Stéphanie l'écouta, immobile, s'empêtrer dans ses intentions contradictoires, sans dire un mot, sans que tremble l'éclat de ses yeux. Novelli lui souhaita le bonsoir, eut un geste pour la baiser au front, mais n'osa pas. Il rougit et s'en alla en courant presque. Quand il entra dans la bibliothèque, au fond du couloir, elle était encore au pied des marches, et le regardait.