Dans la salle, comme l’avait malicieusement observé le chevalier, les conjurés se regardaient avec consternation.
Cette femme, avec une sûreté de coup d’œil admirable, avec une franchise virile, audacieuse, leur avait fait toucher du doigt les points faibles – et ils étaient nombreux – de leur entreprise. De sa voix douce et chantante, elle leur avait montré combien téméraire était cette entreprise, à quel échec certain, fatal, ils couraient, et dit des vérités flagrantes.
À vrai dire, plusieurs d’entre eux avaient dès le début entrevu cette vérité. Mais ils s’étaient bien gardés de trop approfondir les choses. Ils s’étaient surtout soigneusement abstenus de communiquer le résultat de leurs réflexions à ceux d’entre eux qui croyaient au succès certain. La confiance des uns avait étouffé les appréhensions des autres. Puis, si parmi eux se trouvaient des ambitieux sans scrupules, d’autres, il faut leur rendre cette justice, étaient des sincères et des convaincus. Ceux-là étaient bien résolus à vaincre ou mourir. Ceux-là rêvaient réellement d’émancipation, ils étaient réellement à bout de forces et de patience Tout, même la défaite et la mort inévitable, leur paraissait préférable au régime atroce qui les étranglait lentement, misérablement.
Ceux-là s’étaient mis volontairement un bandeau sur les yeux, tandis que les autres se disaient qu’ils trouveraient toujours à pêcher en eau trouble. En sorte que parmi ces clairvoyants, les uns par désespoir, les autres comme on tente un coup de dé, tous s’étaient obstinément refusés à envisager une défaite et s’étaient efforcés de s’abandonner au même rêve de bonheur que ceux dont la confiance était absolue.
On conçoit que, dans ces conditions, les paroles de Fausta étaient venues troubler étrangement leur quiétude feinte ou réelle. C’était un réveil pénible et douloureux.
Quelqu’un traduisit le sentiment général en demandant d’une voix hésitante:
– Est-ce à dire qu’il nous faut renoncer?
– Non, par le Dieu vivant! lança Fausta avec véhémence. Élargissez votre horizon. Jetez les yeux plus haut et plus loin. Ayez assez d’ambition pour vous transporter d’un coup jusqu’aux sommets… ou n’en ayez pas du tout!
Ceci était dit d’une voix rude, cinglante, avec un air de souveraine hauteur, une sorte de dédain à peine voilé.
– Ce n’est pas l’Andalousie qu’il faut soulever, continua Fausta d’une voix vibrante, c’est l’Espagne tout entière. Comprenez donc qu’avec le roi et son gouvernement un arrangement est impossible. Tant que vous leur laisserez une parcelle de pouvoir, vous serez en péril. Ici il ne faut pas de demi-mesures. Il faut tout renverser si vous ne voulez être broyés.
Elle s’arrêta un instant pour juger de l’effet de ses paroles. Il était sans doute tel qu’elle le souhaitait, car elle eut un vague sourire et reprit:
– Jamais l’occasion ne fut aussi propice. L’oppression engendre la révolte. La faim fait sortir le loup du bois. Ce sont là vérités profondes. Or, vit-on jamais oppression comparable à celle que subit ce malheureux pays? Vit-on jamais misère plus grande? Que des hommes courageux osent dire tout haut ce que le plus grand nombre pensent tout bas: le peuple se lèvera en foule. Que des hommes énergiques et audacieux se mettent à sa tête: ils le lanceront sur qui ils voudront et il balayera tout dans sa colère: l’oppresseur et ceux qui le poussent ou le soutiennent seront emportés comme fétus par la tempête.
Et avec un sourire qui en disait long:
– Les foules sont crédules, elles sont féroces aussi… Il ne s’agit que de trouver les mots qui les convainquent et alors malheur à ceux sur qui on les a lâchées! Mais est-il besoin d’avoir recours à de tels moyens? Évidemment, non. Tout se résume à ceci: la disparition d’un homme. Avec lui, tout un système exécrable s’écroule. Est-il besoin de tant combiner quand il suffit d’un peu d’audace? Que quelques hommes résolus s’emparent de celui de qui vient tout le mal, et l’Espagne entière poussera un immense soupir de délivrance, et ces hommes seront considérés comme des libérateurs.
Les conjurés, à ces paroles, terriblement claires, furent secoués d’un frisson de terreur. Ils n’avaient jamais envisagé les choses sous cet aspect. Ah! ils étaient loin de la timide conspiration ébauchée! Et c’était une femme qui osait de telles conceptions. C’était une femme qui, en termes à peine voilés, leur proposait de toucher au roi; et, quel roi? Le plus puissant de la terre! Ils en étaient blêmes.
Et cependant l’ascendant de cette femme extraordinaire était tel que la plupart se sentaient disposés à tenter l’aventure. Ils avaient la vague intuition qu’avec un chef de cette envergure, quiconque aurait un courage égal à son ambition pouvait espérer la réalisation de ses rêves les plus fous.
La beauté de la femme les avait d’abord troublés et emballés; maintenant, c’était la force de son esprit mâle et audacieux qui les soulevait, et ils la contemplaient avec un respect mêlé de crainte.
Si formidable que leur parût l’aventure, ils décidèrent de la tenter et un, plus audacieux, posa la question sans ambages:
– Le roi pris, qu’en fera-t-on?
Fausta réprima un sourire.
Dès l’instant où ils consentaient à discuter, elle était sûre du succès.
– Le roi, dit-elle de sa voix grave, touché de la grâce divine, à l’exemple de son illustre père, l’empereur Charles [22] , le roi demandera à se retirer dans un cloître.
– On sort du cloître.
– Le cloître est une manière de tombe. Il ne s’agit que de bien sceller une dalle… Les morts ne quittent pas leur tombeau.
C’était clair. Un seul eut le courage de manifester un soupçon de scrupule. Timidement, une voix dit:
– Un assassinat!…
– Qui a prononcé ce mot? gronda Fausta en foudroyant du regard l’imprudent contradicteur.
Mais celui-là avait sans doute épuisé tout son courage, car il se tint coi.
Violemment, Fausta reprit:
– Moi qui parle, vous tous qui m’écoutez, d’autres qui nous suivront, que faisons-nous? Nous sommes des centaines et des centaines qui risquons nos têtes contre une seule: celle du roi. Qui oserait dire que la partie est égale? Qui oserait nier qu’elle n’est pas tout à fait à notre désavantage? Si nous la perdons, cette partie, nos têtes tombent. Le sacrifice en est librement consenti d’avance. Si nous la gagnons, il est juste, il est légitime que le perdant paye: et c’est sa tête, à lui, qui roule à terre. Qui ose dire qu’il y a assassinat? S’il craint pour sa tête, celui-là, il peut se retirer.
«Ouais! pensa Pardaillan, il faut croire que j’ai l’esprit biscornu, comme ce brave qui se tait si prudemment, car, mordieu! moi aussi, je dirais qu’il y a assassinat.»
L’argument de Fausta avait porté cependant.
Il était visible que les hommes auxquels elle s’adressait acceptaient son point de vue.
– Je vais plus loin, continua Fausta avec une violence qui allait grandissant, je le ramasse ce mot, je l’accepte, mais je le retourne à celui sur le sort duquel on a prétendu nous apitoyer et je vous dis ceci: Philippe, roi, qui pourrait faire saisir, juger, condamner, exécuter le fils de Carlos, son petit-fils – ce qui serait une manière d’assassinat légal – Philippe, j’en ai la preuve, a attiré son petit-fils dans un guet-apens et après-demain, lundi, à la corrida, sur son ordre, le fils de Carlos sera traîtreusement assassiné. L’exemple vient toujours d’en haut. Et maintenant je vous demande: laisserez-vous lâchement assassiner celui que vous avez choisi pour chef, celui dont vous voulez faire votre roi?
À cette révélation inattendue, le tumulte se déchaîna.
Pendant un moment on n’entendit que des jurons, des imprécations, des menaces horribles, des explosions de colère furieuse et de révolte aussi. Fausta étendit sa main pour réclamer le silence. Et le tumulte s’apaisa.
– Vous voyez bien qu’il nous faut frapper pour ne pas l’être nous-mêmes. Nous nous défendons, et cela est juste et légitime, je pense.
– Oui, interrompit le duc de Castrana. Assez de sensibleries. Sommes-nous des femmes, bonnes tout au plus à filer la quenouille? Et encore, en parlant de femmes, je viens de commettre une énorme incongruité, dont je demande pardon à notre aimable souveraine. J’ai été assez inconséquent pour oublier un instant que celle qui nous éclaire de sa pensée hautaine, celle qui s’efforce de réveiller notre virilité au contact de son indomptable énergie, n’est qu’une femme. Honte sur ceux qui laisseront une femme s’engager la première dans la mêlée! Les événements se précipitent, seigneurs, il ne s’agit plus de discuter et d’hésiter. L’heure de l’action a sonné. La laisserez-vous passer?
– Non! non! Nous sommes prêts! Mort au tyran! Vive à jamais l’Espagne régénérée! Sus à l’Inquisition! Sauvons notre roi d’abord. Mourons pour lui! Donnez vos ordres!
Toutes ces exclamations se heurtaient, se confondaient, éclataient, rebondissaient, furieuses, sauvages, animées d’une résolution farouche. Cette fois, ils étaient bien déchaînés. Fausta les sentit prêts à tout. Un signe et ils se rueraient sur la voie qu’elle leur désignerait.