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XIX LE SOUPER

Centurion se hâta de sortir du palais. Il exultait, le brave Centurion, et en caressant sous ses haillons le blanc-seing qu’il venait d’arracher à la naïveté de Barba-Roja, il répétait à chaque instant, comme s’il eût voulu se convaincre lui-même d’une chose qui lui paraissait incroyable:

– Riche! Je suis riche!… Enfin! je vais donc pouvoir déployer mes ailes et montrer ce dont je suis capable!

Comme il traversait la place du Palais en faisant des rêves merveilleux, ce qui ne l’empêchait pourtant pas d’avoir l’œil aux aguets, une ombre, surgie de derrière un pilier, se dressa soudain devant lui. Centurion s’arrêta et demanda à voix basse:

– Eh bien? L’homme?

– Il a été attaqué par quatre gentilshommes, presque à la porte de l’auberge. Il les a mis en fuite.

– À lui tout seul? demanda Centurion sur un ton d’incrédulité.

– Il lui est venu du secours.

– Qui?

– El Torero.

– Et maintenant?

– Il vient de se mettre à table avec El Torero et un grand diable qu’il a appelé Cervantès.

– Bon! je connais.

– Ils en ont bien pour au moins une heure à s’empiffrer.

– Tout va bien! Retourne à ton poste, et s’il y a du nouveau, viens m’avertir à la maison des cyprès.

L’ombre s’éclipsa instantanément. Centurion reprit sa course dans la nuit, en se frottant les mains avec une jubilation intense, et arriva rapidement sur les berges du fleuve.

À quelques dizaines de toises du Guadalquivir, dans un endroit désert, une maison solitaire, d’assez belle apparence, se dissimulait, prudemment tapie au centre de massifs de palmiers, d’orangers, de citronniers et de fleurs aux subtils parfums. Tout autour de cette première barrière de fleurs et de verdure, une double rangée de cyprès géants dressaient leur impénétrable et sombre feuillage comme un rideau opaque opposé à l’indiscrète curiosité des passants égarés dans ce lieu solitaire. Le rideau de cyprès était entouré lui-même d’une muraille assez élevée qui gardait la mystérieuse demeure et la défendait contre toute intrusion intempestive.

Centurion s’en fut droit à une porte bâtarde percée dans la muraille, du côté opposé au fleuve. Il frappa d’une certaine façon et la porte s’ouvrit aussitôt. Il traversa le jardin en homme qui connaît son chemin, contourna la maison et, après avoir franchi les marches d’un perron monumental, il pénétra dans un vaste et somptueux vestibule.

Quatre laquais, revêtus d’une livrée de nuance discrète et très sobre d’ornements, semblaient monter la garde dans ce vestibule où le bachelier-bravo était sans doute attendu, car sans qu’une parole fût prononcée, un des laquais souleva une lourde tenture de velours et l’introduisit dans un cabinet meublé avec un luxe d’une richesse inouïe.

Ce n’était sans doute pas la première fois qu’il pénétrait dans ce cabinet, car le familier jeta à peine un regard distrait sur les splendeurs qui l’environnaient. Il était resté campé au milieu de la pièce, plongé dans des pensées couleur de rose, à en juger par le sourire qui errait sur ses lèvres minces.

Une apparition blanche surgit soudain d’une merveilleuse portière de brocart, soulevée par une main invisible et s’avança d’un pas lent et majestueux.

C’était Fausta.

Centurion se courba dans une révérence qui ressemblait à un agenouillement et, se redressant à demi, attendit respectueusement d’être autorisé à parler.

– Parlez, maître Centurion, dit Fausta de sa voix harmonieuse et sans paraître remarquer l’étrange costume du personnage.

– Madame, dit Centurion toujours courbé, j’ai le blanc-seing.

– Donnez, dit Fausta sans manifester la moindre émotion.

Centurion tendit le parchemin que venait de lui confier Barba-Roja.

Fausta le prit, l’étudia attentivement et demeura un long moment rêveuse. Enfin, elle plia le parchemin, le mit dans son sein et, toujours impassible, de son pas lent et un peu théâtral, elle alla s’asseoir devant une table et traça quelques lignes de sa fine écriture sur un parchemin qu’elle tendit au familier en disant:

– Quand vous voudrez, vous passerez à ma maison de la ville et, sur le vu de ce bon, mon intendant vous remettra les vingt mille livres promises.

Centurion saisit le bon d’une main frémissante et le parcourut d’un coup d’œil.

– Madame, fit-il d’une voix tremblante d’émotion, il y a erreur, sans doute…

– Comment cela? Ne vous ai-je pas promis vingt mille livres? dit Fausta, très calme.

– Précisément, madame… et vous me remettez un bon de trente mille livres!

– Les dix milles livres en surplus sont pour récompenser la célérité avec laquelle vous avez exécuté mes ordres.

Centurion se courba plus que jamais.

– Madame, fit-il avec sincérité, vous êtes vraiment souveraine par la générosité.

Un fugitif sourire de mépris vint arquer les lèvres de Fausta.

– Allez, maître, dit-elle simplement, de son ton d’irrésistible autorité.

Centurion ne bougea pas.

– Qu’est-ce? fit Fausta sans impatience. Parlez, maître Centurion.

– Madame, dit Centurion avec une joie manifeste, j’ai la joie de vous annoncer que je tiens le sire de Pardaillan.

Fausta était restée assise devant la table. En entendant ces mots elle se leva lentement et, dardant son regard lumineux sur le bravo presque prosterné, elle répéta, comme si elle n’eût pu croire ses oreilles:

– Vous avez dit que vous tenez Pardaillan!… Vous?…

Rien ne saurait traduire ce qu’il y avait d’incrédulité et de souverain mépris dans le ton de ces paroles.

Cependant, avec une modeste assurance, Centurion reprit:

– J’ai eu l’honneur de le dire, madame.

Fausta fit deux pas dans la direction du sbire et, le fixant opiniâtrement:

– Expliquez-vous, dit-elle.

– Voici, madame: le sire de Pardaillan est en ce moment attablé dans une hôtellerie dont toutes les issues sont gardées par mes hommes. En sortant d’ici je prends avec moi dix braves lurons dont je réponds comme de moi-même, nous envahissons l’hôtellerie en question et nous cueillons l’homme…

– L’homme!… Qui ça, l’homme? interrompit Fausta, artiste trop raffinée pour ne pas être furieusement choquée par ce qu’il y avait de déconcertant dans ce fait exorbitant: Pardaillan pris par cet espion doublé d’un bravo.

Et Centurion, déconcerté par le ton violent de cette interruption, balbutia:

– Mais… Pardaillan…

– Dites: M. le chevalier de Pardaillan, gronda Fausta.

– Ah! fit Centurion de plus en plus éberlué. Soit! Nous arrêtons M. le chevalier de Pardaillan et nous vous l’amenons… à moins que vous ne préfériez que nous l’expédions proprement ad patres… ce qui serait peut-être préférable, ajouta-t-il avec une intonation haineuse.

Fausta réfléchissait:

«Je me disais aussi, qu’un ignoble sbire, qu’un bravo de bas étage réussisse à s’emparer d’un homme tel que Pardaillan, c’est au contraire au sens naturel des choses.»

Et à voix haute, sans nulle raillerie:

– Voilà ce que vous appelez tenir Pardaillan?… Vous vous ferez tuer, vous et vos dix braves.

– Oh! fit Centurion incrédule, vous croyez, madame?

– J’en suis sûre, dit froidement Fausta.

– Qu’à cela ne tienne… je prendrai vingt hommes, trente, s’il le faut.

– Et vous vous ferez battre… Vous ne connaissez pas le chevalier de Pardaillan.

Centurion allait protester. Elle lui imposa silence d’un geste impérieux. Elle retourna à sa table et griffonna de nouveau quelques lignes. Quand elle eut terminé:

– Ceci, dit-elle, est un nouveau bon de vingt mille livres… Il est à vous si vous le voulez.

– À moi!… s’exclama Centurion ébloui. Que faut-il faire?

– Je vais vous le dire, répondit Fausta.

Alors, d’une voix calme et posée, elle donna ses instructions au bravo attentif. Quand elle eut terminé, elle plia le bon, le mit dans son sein avec le blanc-seing et dit:

– Si vous réussissez, ce bon est à vous.

– C’est comme si je le tenais, fit Centurion, avec un sourire sinistre.

– Allez, donc. Il n’y a plus un instant à perdre.

– Madame!… fit Centurion avec une hésitation et un embarras soudains.

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