Le cavalier, tout en poursuivant son chemin vers la plaine, songeait:
«Diable! s’il avait mieux calculé la portée, c’en était fait de M. l’ambassadeur et de sa mission.»
Et avec un froncement de sourcils:
– Bussi-Leclerc et les autres m’ont attaqué en gentilshommes, épée contre épée… Celui-là est d’Église… et il tente de m’assassiner… Celui-là est à surveiller de près! Il me hait, m’a-t-il dit, mais pourquoi?… Je ne le connais pas, moi…
Il réfléchit un moment, et, avec ce haussement d’épaules qui lui était familier:
– Ça, mordieu! je serai donc le même toute ma vie?… Mon pauvre père, s’il vivait encore, pourrait m’accabler des plus véhéments reproches, et à juste raison… bon! me voilà sorti des traquenards de cette montagne. Ici, du moins, on voit venir de loin.
Et il reprit le cours de ses réflexions:
– Eh quoi! libre de toute attaque, la conscience nette, ayant liquidé, dans le passé, toutes mes dettes – dettes de reconnaissance, dettes de haine – je pouvais contempler les événements en spectateur et me laisser vivre tranquille. Oui, morbleu! car après tout, que m’importent à moi les affaires et du roi Henri et du roi Philippe? et de Mme Fausta et du pape? et de l’Église et de la Réforme? et de je ne sais quoi encore?…
Il se retourna et aperçut, au loin, Fausta et son escorte parvenus au bas de la montagne. Il hocha la tête, et:
– Au lieu de cela, me voici, une fois de plus, piqué de la tarentule de me mêler de ce qui ne me regarde pas!… Me voici, une fois de plus, jeté au milieu d’une partie où je n’avais que faire, et où ma présence vient tout brouiller… Et j’ai la sottise de m’ébahir que des gens que je ne connais pas me veulent la male-mort? Par Pilate! mais c’est précisément le contraire qui devrait m’étonner!… Sans compter que les choses ne font que commencer et qu’avant longtemps tout ce qu’il y a de frocards en Espagne – et Dieu sait s’il y en a! – sera déchaîné contre moi!
Il se retourna encore une fois et ne vit plus l’escorte de Fausta.
Il se secoua, et avec un sourire narquois:
– Bah! le vin est tiré!… Au surplus, j’en ai vu bien d’autres, et je ne suis pas manchot, Dieu merci!
En monologuant de la sorte, il arriva à Madrid sans avoir aperçu une seule fois l’escorte de Fausta et sans aventure digne d’être notée.
Au bord du Mançanarès, sur une éminence, à l’endroit même où se dresse aujourd’hui le palais royal, s’élevait alors l’Alcazar, résidence du roi.
Pardaillan s’y rendit tout droit. Le premier officier auprès duquel il se renseigna lui répondit:
– Sa Majesté a quitté Madrid, voici quelques jours déjà.
– Et où le roi se rend-il?
– Le roi se rend à Séville à la tête d’un corps d’armée castillan pour soumettre les hérétiques: juifs, musulmans et bohêmes.
– C’est là une entreprise digne de ce grand roi, dit Pardaillan, avec son air figue et raisin.
L’officier castillan, charmé de cette approbation flatteuse, ajouta:
– Le roi a juré d’exterminer l’hérésie dans tout le royaume. Il faudra que juifs et Maures se convertissent, ou sinon…
– On les grillera en masse!… Vive Dieu! cela leur apprendra à vivre!… Comme je ne voudrais pour rien au monde manquer un spectacle aussi édifiant, souffrez, monsieur, que je vous quitte.
Et, tournant bride, Pardaillan reprit sa course à travers monts et plaines.
Passé Cordoue, après avoir traversé de véritables forêts d’orangers et d’oliviers, en longeant les bords du Guadalquivir, dont le cours était barré par des milliers de moulins à huile, il arriva à Carmona, ville fortifiée, à quelques lieues de Séville, où il fut tout surpris de voir l’armée royale occupée à dresser ses tentes.
Pardaillan demanda pourquoi l’armée s’arrêtait si près du but.
– C’est que, lui répondit-on, c’est aujourd’hui mardi.
– Mardi, fit Pardaillan, jour consacré à Mars… Favorable, par conséquent, à une entreprise guerrière, comme la vôtre.
– Jour néfaste, au contraire, seigneur. Chacun sait que toute entreprise commencée un mardi est vouée à un échec certain.
– Tiens! chez nous, en France, c’est le vendredi qui a la fâcheuse réputation de porter malheur!… Alors le roi va camper ici?
– Non pas, seigneur. Le roi est un prince valeureux, ennemi de toute superstition. Il a bravement continué et couchera ce soir à Séville.
– Alors, dit gravement Pardaillan, comme je suis aussi ennemi de toute superstition – à ma manière – je ferai comme votre valeureux souverain: je m’en irai bravement coucher à Séville.
Et il se remit en route encore une fois.
Vers le soir, il aperçut enfin l’escorte du roi, hérissée de piques et de bannières, qui déroulait lentement ses anneaux sur la route poudreuse, bordée de bois d’oliviers, chênes-liège, orangers et palmiers.
Peu soucieux de la suivre à pareille allure, il se lança sous bois, où il eut tôt fait de la dépasser. Mais alors il s’arrêta, et:
– Mordieu! pendant que je le puis, voyons un peu de près la figure de ce valeureux prince, qui n’a pas peur d’entreprendre un mardi l’extermination d’une partie de ses sujets!
Montés sur des chevaux magnifiquement caparaçonnés, une centaine de seigneurs, bardés de fer et la lance au poing, précédaient une vaste et somptueuse litière traînée par des mules parées de housses aux couleurs éclatantes, couvertes de filets terminés par des cordelettes à nœuds qui tombaient jusqu’à terre, les harnais magnifiques ornés de rosettes, de houppes et de bouffettes multicolores et surchargés de coquillages, de plaques, d’anneaux et de clochettes d’argent qui tintinnabulaient gaiement.
Dans un opulent et sévère costume de soie et de velours noirs, le roi était à demi étendu sur des coussins de velours broché.
Front chauve, joues creuses, barbe et cheveux courts et gris, œil froid, d’une fixité par ma foi peu ordinaire, taille plutôt petite, de la morgue hautaine plutôt que de la majesté, physionomie sombre et glaciale… un spectre!…
Tel fut le signalement que Pardaillan établit de S. M. catholique Philippe II, alors âgé de soixante-trois ans.
Derrière la litière, deuxième rempart vivant de fer et d’acier.
– Cordieu! fit Pardaillan en s’éloignant à toute bride, la sombre figure que voilà!… Et c’est là le triste sire que Mme Fausta rêve d’imposer au peuple de France, si vivant, si joyeux!… Par Pilate! la seule vue de ce glacial despote suffirait à figer à jamais le rire sur les jolies lèvres des filles de France!
Séville, capitale de l’Andalousie, était autrement importante que de nos jours. Située dans la plaine, dépourvue de toute défense naturelle, si ce n’est du côté du Guadalquivir, elle était protégée par une enceinte crénelée, et quinze portes principales gardaient l’entrée de la ville.
Au moment où le soleil se couchait dans un flamboiement de pourpre et d’or, Pardaillan fit son entrée par la porte de la Macarena, située au nord de la ville.
Si l’on veut savoir d’où vient ce nom bizarre, nous dirons que c’était le nom d’une infante mauresque.
Avisant un cavalier dont la physionomie lui plut de prime abord, le chevalier le pria de lui indiquer une hôtellerie convenable qui ne fût pas trop éloignée du palais royal.
Le cavalier fixa sur lui un œil pénétrant et le considéra un moment avec une attention et une insistance qui eussent fait bondir Pardaillan s’il n’avait reconnu dans le regard et le sourire de cet inconnu une sympathie manifeste et comme une sorte d’admiration: visiblement ce cavalier le couvait du regard attendri d’un père admirant un fils tendrement chéri.
Si bien que Pardaillan, qui n’était pourtant pas d’un naturel très patient, voyant qu’il ne répondait pas reprit doucement et avec un sourire:
– Monsieur, j’ai eu l’honneur de vous prier de m’indiquer une auberge.
L’inconnu sursauta, et:
– Oh! excusez-moi, seigneur… Une hôtellerie?… dans les environs de l’Alcazar? Eh bien, mais… l’hôtellerie de La Tour me paraît tout indiquée… Elle est très confortable d’abord, et ensuite l’hôtelier est de mes amis… Mais, vous êtes étranger, seigneur. Français!… Oui, je le vois!… Si vous voulez bien me le permettre, j’aurai l’honneur de vous conduire moi-même à l’hôtellerie de La Tour et de vous recommander aux bons soins de l’hôte.
– Monsieur, je vous rends mille grâces. J’accepte très volontiers votre offre obligeante, mais croyez bien que tout l’honneur est pour moi, répondit le chevalier qui, à son tour, détailla son guide d’un coup d’œil rapide.
C’était un homme qui paraissait un peu plus de quarante ans. Il était grand et maigre: il avait un front superbe, le front vaste d’un penseur, surmonté d’une chevelure abondante, naturellement bouclée, rejetée en arrière, légèrement grisonnante aux tempes; des yeux vifs, perçants, tantôt pétillants de malice, tantôt vagues comme des yeux de visionnaire; un nez long et crochu; les pommettes saillantes, les joues creuses, une petite moustache brune, relevée sur les côtés, et une barbiche taillée en pointe.