XVIII DON CRISTOBAL CENTURION
Comme bien on pense, Pardaillan trouva l’hôtellerie sens dessus dessous. Manuel, l’hôtelier, Juana, sa fille, les servantes, tout le monde, au bruit de la bataille, s’était empressé d’accourir et avait assisté à toute la scène. Les fenêtres des maisons voisines elles-mêmes s’étaient prudemment entrebâillées pour permettre aux habitants de regarder. D’ailleurs il faut rendre justice à ces badauds: nul ne songea un instant à intervenir, soit pour prêter main-forte aux deux hommes qui en tenaient quatre en respect, soit pour essayer de les séparer.
Pardaillan avait un air qui faisait que, généralement, on se hâtait de le servir avec égards. Mais ce soir-là il ne put s’empêcher de sourire en voyant avec quelle célérité le personnel de l’auberge de la Tour, patron en tête, s’empressait de prévenir ses moindres désirs.
– Mon cher hôte, avait-il dit en rentrant, voici monsieur qui enrage de faim et de soif. Donnez-nous ce que vous voudrez, mais pour l’amour de Dieu, faites vite!
En un clin d’œil, la table avait été dressée dans le coin le mieux abrité du Patio, abondamment garnie de mets propres à aiguiser l’appétit, tels que: olives vertes, piments rouges, marinades diverses, saucissons et tranches de porc froid – menus hors-d’œuvre destinés à tromper la faim, flanqués d’un nombre imposant de flacons vénérables, aux formes diverses, proprement alignés en bataille, le tout d’un aspect fort réjouissant… surtout pour un homme qui, enterré vivant, avait pu penser que jamais plus il ne lui serait donné de se délecter à si appétissant spectacle.
Bien entendu, pendant ce temps, l’hôte, rué à ses fourneaux, s’activait en conscience et se disposait à envoyer l’omelette bien mordorée, les pigeons cuits à l’étouffée, les côtes d’agneau grillées sur des sarments bien secs, plus quelques bagatelles comme pâtés divers, tranches de venaison, truitons frits, arrosés d’un jus de citron, ce, en attendant la pièce rare, la grande nouveauté, le régal du jour, importé d’Amérique et vulgarisé par des pères jésuites, savoir: un magnifique dindonneau farci et cuit à la broche devant un feu bien vif [19] . Enfin, pour couronner dignement le tout: le régiment des marmelades, compotes, gelées, confitures, pâtes de fruits divers, accompagné de l’escadron des flans, tartes, échaudés, oublies renforcés par les fruits frais de la saison.
Tandis que le personnel de l’hôtellerie s’activait à son service, Pardaillan remplit trois coupes sans mot dire, invita d’un geste Cervantès et don César, vida la sienne d’un trait, la remplit et la vida une deuxième fois, et, en reposant la coupe sur la table:
– Ah! morbleu! cela fait du bien!… dit-il. Ce vin d’Espagne vous réchauffe le cœur et, par ma foi! j’en avais besoin.
– En effet, dit Cervantès qui l’observait avec une attention soutenue, vous êtes pâle comme un mort et paraissez ému… Je ne pense pourtant pas que ce soit le combat que vous venez de soutenir qui vous ait ainsi frappé… Il y a certainement autre chose.
Pardaillan tressaillit et regarda un instant Cervantès en face, sans répondre. Puis, haussant les épaules:
– Asseyez-vous là, dit-il en s’asseyant lui-même, et vous ici, don César.
Sans se faire autrement prier, Cervantès et don César prirent place sur les sièges que leur indiquait le chevalier. S’adressant à don César et faisant allusion à son intervention qui l’avait préservé du coup de poignard de Bussi:
– Je vous fais mon compliment, dit-il. Vous n’aimez pas, à ce que je vois, laisser traîner longtemps une dette derrière vous.
Le jeune homme rougit de plaisir, plus encore pour le ton et l’air affectueux dont ces paroles furent prononcées, que pour les paroles elles-mêmes. Et avec cette franchise et cette loyauté qui paraissaient être le fond de son caractère, il répondit vivement:
– Ma bonne étoile m’a fait arriver à point pour vous éviter un mauvais coup, monsieur, mais je ne suis pas quitte envers vous; au contraire, me voici à nouveau votre débiteur.
– Comment cela, monsieur?
– Eh! monsieur, n’avez-vous pas paré pour moi plusieurs coups qui m’eussent indubitablement atteint… si vous n’aviez veillé sur moi!
– Ah! fit simplement Pardaillan, vous avez remarqué cela?
– Nécessairement, monsieur.
– Ceci prouve que vous savez garder tout votre sang-froid dans l’action, ce dont je vous félicite vivement… C’est une qualité précieuse qui vous rendra service dans l’avenir.
Et changeant de sujet, brusquement:
– Maintenant, si vous m’en croyez, attaquons toutes ces victuailles qui doivent être succulentes, si j’en juge par leur mine, fort appétissante, ma foi. Nous causerons en mangeant.
Et les trois amis commencèrent bravement le massacre des provisions accumulées devant eux.
* * * * *
Pendant que Pardaillan répare ses forces épuisées par un long jeûne, les fatigues et les émotions d’une journée si bien remplie, il nous faut revenir pour un instant à un personnage dont les faits et les gestes sollicitèrent notre attention.
Nous voulons parler de cet étrange mendiant qui, en reconnaissance d’une aumône royale que lui avait généreusement faite le chevalier de Pardaillan, n’avait rien trouvé de mieux que de le menacer de son poignard, par derrière, et s’était soudain évanoui pendant que Bussi-Leclerc le cherchait dans l’ombre, avec l’intention peu charitable, mais bien arrêtée, de lui infliger une correction soignée.
Le mendiant, qui d’ailleurs ne soupçonnait nullement la menace suspendue sur sa tête, s’était tout simplement glissé entre les marchandises qui encombraient le quai, avait gagné une des nombreuses ruelles qui aboutissaient au Guadalquivir, et s’était élancé en courant dans la direction de l’Alcazar.
Arrivé à une des portes du palais, le mendiant dit le mot de passe et montra une sorte de médaille. Aussitôt, la sentinelle, sans paraître autrement surprise, s’effaça respectueusement.
Le mendiant, d’un pas délibéré, s’engagea dans le dédale des cours et des couloirs, qu’il paraissait connaître à fond, et parvint rapidement à la porte d’un appartement à laquelle il frappa d’une manière spéciale. Un grand escogriffe de laquais vint lui ouvrir aussitôt, et sur quelques mots que le mendiant lui dit à l’oreille, il s’inclina avec déférence, ouvrit une porte et s’effaça.
Le mendiant pénétra dans une chambre à coucher. Cette chambre était celle du dogue de Philippe II, don Inigo de Almaran, plus communément appelé Barba-Roja, lequel, présentement, le bras droit entouré de bandes et de compresses, se promenait rageusement, en proférant d’horribles menaces à l’adresse de ce Français, ce Pardaillan de malheur, qui lui avait presque démis un bras.
Au bruit, Barba-Roja s’était retourné. En voyant devant lui une espèce de mendiant sordide, il fronça terriblement les sourcils, et déjà s’apprêtait à foudroyer l’impudent quémandeur, lorsque celui, saisissant son épaisse barbe noire, arracha d’un tour de main ladite barbe qui lui couvrait le bas de la figure et la tignasse qui lui tombait jusqu’aux yeux.
– Cristobal! s’exclama Barba-Roja. Enfin, te voilà!
Si Pardaillan se fût trouvé là, il eût reconnu dans celui que Barba Roja venait d’appeler Cristobal, le familier qu’il avait délicatement jeté hors du patio le jour de son arrivée à l’hôtellerie de la Tour.
Qu’était-ce donc que ce Cristobal? Le moment nous paraît venu de faire plus ample connaissance avec lui.
Don Cristobal Centurion était un pauvre diable de bachelier comme il y en avait tant à cette époque en Espagne. Jeune, vigoureux, intelligent, instruit, il avait résolu de faire son chemin et d’arriver à une haute situation. C’était plus facile à décider qu’à réaliser. Surtout lorsqu’on ne se connaît plus de père ni de mère et qu’on a été instruit et élevé que par la charité d’un vieux brave homme d’oncle, lui-même pauvre curé de campagne, dans un royaume où prêtres et moines sont légion.
Il commença d’abord par se décharger de ces vains scrupules qui sont l’apanage des sots et la pierre d’achoppement de tout ambitieux fermement résolu à réussir. L’opération se fit avec autant plus de facilité que les susdits scrupules, on peut le croire, n’encombraient pas précisément la conscience du jeune Cristobal Centurion. Devenu plus léger il n’en demeura pas moins ce qu’il était avant, pauvre à faire pitié au Job de biblique mémoire. Mais comme les efforts louables qu’il avait faits pour détester sa conscience méritaient somme toute une récompense, le diable la lui donna en lui suggérant l’idée d’alléger son vieux curé d’oncle de quelques doublons que le brave homme avait parcimonieusement économisés en se privant durant de longues années, et qu’il avait précautionneusement enfouis dans une sûre cachette, non pas si sûre pourtant que le jeune drôle ne la découvrit après de longues et patientes recherches.
Comme tout bon Castillan, il se prétendait de famille noble, et sans doute l’était-il, pourquoi pas? Mais il est de fait qu’il eût été fort empêché de produire ses parchemins si quelqu’un se fût avisé de les lui demander.