Muni de ce maigre pécule, subtilement emprunté à la prévoyance avunculaire, le bachelier Cristobal, devenu don Cristobal Centurion, se hâta de gagner au large et se mit en quête de quelque puissant protecteur. Ceci était dans les mœurs de l’époque. Il y avait en ce temps un don Centurion que Philippe II venait de créer marquis de Estepa. Don Cristobal Centurion se découvrit incontinent une parenté indéniable – du moins elle lui parut telle – avec ce riche seigneur. Cristobal s’en fut le trouver tout droit et réclama de lui l’assistance que tout seigneur en faveur à la cour doit à un parent pauvre et obscur. Le marquis de Estepa était un de ces égoïstes comme il y en a malheureusement trop. Il demeura intraitable. Et non seulement ce mauvais parent ne voulut rien entendre, mais encore il déclara tout net à son infortuné homonyme que s’il s’avisait encore de se réclamer d’une parenté que lui, marquis de Estepa, s’obstinait à nier contre toute évidence, il ne se gênerait nullement de le faire bâtonner par ses gens à seule fin de lui montrer péremptoirement qu’un Centurion obscur et sans le sou ne saurait raisonnablement être le parent d’un Centurion riche et marquis, et si la bastonnade ne suffisait à le convaincre, Dieu merci! le marquis avait assez de pouvoir pour faire jeter dans quelque cul de basse-fosse l’importun Cristobal.
La menace des coups de bâton produisit une impression pénible sur don Cristobal Centurion. La menace d’un internement qui risquait fort de durer autant que durerait sa vie lui dessilla les yeux, et il s’aperçut alors qu’il s’était trompé et qu’en effet le seigneur marquis n’était pas de sa famille. Il renonça donc à réclamer une assistance qu’on avait le droit de lui refuser, puisque, en conscience, il n’y avait aucun droit.
Durant quelques années, il continua de vivre, ou, pour mieux dire, de mourir lentement de faim, du produit vague de non moins vagues besognes.
Il se fit soldat et apprit à manier noblement une épée. Puis il se fit détrousseur de grands chemins et il apprit à manier non moins noblement le poignard. Ayant acquis des notions sérieuses sur la manière de se servir convenablement d’à peu près toutes les armes en usage à l’époque, il mit généreusement ses talents à la disposition de ceux qui ne les possédaient point ou, les ayant, manquaient du courage nécessaire à leur emploi, et moyennant une honnête rétribution, il vous délivrait de quelque ennemi acharné ou vengeait une offense mortelle, un honneur outragé.
Comme il continuait à étudier par plaisir, comme il était d’ailleurs merveilleusement doué, il était devenu un vrai savant en philosophie, en théologie et en procédures de toutes sortes. Et pour varier ses occupations et en même temps accroître quelque peu ses maigres ressources, entre un coup de poignard et une arquebusade, il donnait une leçon à celui-ci, passait une thèse pour le compte de celui-là, écrivait un sermon pour le compte de tel prédicateur, voire de tel évêque à court d’éloquence, ou encore rédigeait les attendus de tel magistrat ou, indifféremment, les plaidoiries de tel avocat.
C’était en résumé un spécimen assez rare, même à une époque pourtant fertile en phénomènes de tous genres: moitié bravo et moitié prêtre.
Or, un jour, comme il cherchait dans ses souvenirs d’enfance – ce qu’il appelait: fouiller dans ses papiers de famille – il se rappela qu’une de ses arrière-cousines avait, autrefois, épousé le cousin de l’arrière-cousin de don Inigo de Almaran, personnage considérable, promu à l’honneur de veiller directement sur les jours de Sa Majesté Catholique et d’exécuter à la douce ceux que la haine du roi lui désignait lorsqu’elle ne pouvait les atteindre ouvertement, au grand jour.
Don Centurion se dit que ce coup-ci, sa parenté était claire, évidente, palpable, et que l’illustre Barba-Roja – qui, somme toute, faisait en haut de l’échelle sociale, et pour le compte du roi, ce que, lui, Centurion faisait en bas, pour le compte de tout le monde – ne pouvait manquer de le comprendre et de le bien accueillir.
Il se trouva qu’en effet Barba-Roja comprit admirablement le parti qu’il pourrait tirer d’un sacripant instruit et vigoureux, décidé à tout, capable de tenir tête au casuiste le plus subtil, capable d’en remontrer au légiste le plus madré, et, en même temps, capable de diriger et exécuter adroitement un coup de main où l’emploi de la force devenait nécessaire.
Il lui apparut que pour l’exécution de certaines expéditions mystérieuses qu’il entreprenait de temps en temps, soit pour le compte du roi, soit pour son propre compte, cet homme qui lui tombait du ciel serait le lieutenant idéal qu’il n’aurait jamais osé espérer. Sans compter que ce second providentiel se doublerait d’un conseiller avisé, capable de le diriger sûrement dans le taillis, inextricable pour lui, des affaires d’État, civiles, militaires ou religieuses – religieuses surtout – dans lequel il risquait à chaque instant de trébucher et de se casser les reins.
Don Cristobal Centurion eut donc cette bonne fortune de se voir bien accueilli. Sa parenté fut reconnue sans discussion et son nouveau cousin le fit entrer d’emblée à la General Inquisicion suprema avec des appointements qui, pour si modestes qu’ils fussent, n’en parurent pas moins mirifiques au bravo habitué depuis longtemps à vivre de longs jours avec quelques réaux, Dieu sait combien péniblement gagnés!
Au moment où nous le présentons au lecteur, don Centurion, fort bien vu de ses chefs, qui avaient pu apprécier ses divers mérites, était en passe de faire doucettement son chemin et il se tâtait pour savoir s’il resterait laïque et se ferait résolument homme de guerre, ou s’il entrerait dans les ordres, ce qui pouvait lui permettre d’aspirer à tous les emplois, y compris celui de grand inquisiteur qu’il entrevoyait confusément dans ses rêves, sans oser encore se l’avouer à lui-même.
Au fond, il penchait pour cette dernière solution, car s’il était devenu homme d’action, par éducation première il avait gardé une prédilection marquée pour l’étude. Et ce bravo, qui maniait le poignard avec une maîtrise incomparable, avait gardé les manières papelardes et onctueuses d’un homme d’église, habile à dissimuler, prompt à se courber humblement devant plus fort que lui, quitte à se redresser avec arrogance devant un plus faible, rancunier et haineux, mais capable de refouler sa haine durant des années.
Dans de telles conditions, dire que don Centurion était tout dévoue à Barba-Roja serait quelque peu exagérer.
Une fois pour toutes il s’était débarrassé de tout sentiment encombrant, et la reconnaissance était au nombre de ceux-là. Mais s’il n’avait aucune reconnaissance pour son bienfaiteur, il était trop intelligent pour n’avoir pas compris que tant qu’il ne se sentirait pas assez fort pour voler de ses propres ailes, il lui faudrait s’appuyer sur quelqu’un de puissant. Ainsi compris, son dévouement pour son cousin était réel et profond puisque en travaillant pour son protecteur il travaillait pour lui-même.
Ah! si quelqu’un de plus puissant s’était offert à l’employer, il n’eût pas hésité à lâcher et au besoin à trahir odieusement le confiant Barba-Roja. Mais comme nul ne songeait encore à se l’attacher, il restait momentanément foncièrement attaché à son cousin. Tiens! en se dévouant aveuglément pour cette brute, n’était-ce pas pour son propre avenir qu’il travaillait?
Tel était l’homme qui venait d’entrer chez Barba-Roja au moment où le molosse vaincu tournait autour de sa chambre comme un fauve en cage, gardant une sombre rancune de sa récente défaite, proférant des menaces terribles à l’adresse de celui qui lui avait infligé cette double humiliation de le battre, lui, Barba-Roja, le fort des forts, devant qui chacun tremblait, et pour comble, de le battre sous les yeux du roi et des courtisans amusés.
– Eh bien? interrogea-t-il anxieusement.
Centurion haussa dédaigneusement les épaules et répondit d’une voix qu’il s’efforçait de rendre calme, mais où perçait, malgré lui, une sourde irritation et une rancune furieuse:
– Eh bien, c’était prévu! Mgr le grand inquisiteur, pour des raisons que je ne saisis pas, a jugé bon de le laisser échapper.
– Sang du Christ!… Que la fièvre maligne étrangle le damné prêtre qui s’avise de jouer à la générosité!… Malheur de moi!… si cet homme vit, je reste déshonoré, moi, et je perds la confiance du roi et je n’ai plus qu’à me retirer dans quelque cloître et y crever de honte et de macération!… Il me faut une revanche, entends-tu, Cristobal! une revanche éclatante… Sans quoi le roi va me chasser comme un chien qui a perdu ses crocs…
Ces paroles jetèrent la consternation dans l’âme du dévoué Centurion. La disgrâce du dogue de Philippe II entraînait sa déconfiture à lui. C’était l’écrasement fatal des vastes projets échafaudés par son ambition. Il lui fallait donc à tout prix s’employer de son mieux à éviter cette catastrophe à son cousin, puisque lui-même devait en être la première victime. Aussi fût-ce très sincèrement qu’il répondit non sans quelque mélancolie:
– J’entends bien, mon cousin. Mais vous exagérez quelque peu, à mon sens. Sa Majesté ne peut raisonnablement vous faire un crime d’avoir trouvé votre maître. À bien considérer les choses, j’estime que dans votre malheur vous avez encore du bonheur.
– Comment cela?
– Sans doute. Il aurait pu se faire que vous fussiez tombé sur un Espagnol désireux de vous supplanter auprès du roi, et vous eussiez été irrémissiblement perdu. Au lieu de cela, vous avez eu la bonne fortune de tomber sur un Français, et qui mieux est, sur un ennemi de Sa Majesté. Vous voilà bien tranquille: celui-là ne cherchera pas à prendre votre place… Vous restez, aux yeux du roi, comme aux yeux de tous, l’homme le plus fort de toutes les Espagnes. Dès lors, pourquoi se priver de vos services? Qui prendre pour vous remplacer? On ne change pas un bon cheval pour un mauvais. Vous avez été vaincu? Soit. Les plus grands capitaines éprouvent parfois des revers…