– Peut-être as-tu raison, en effet, dit Barba-Roja qui avait écouté attentivement. Mais, n’importe, il me faut une vengeance.
– Oh! pour cela, dit Centurion sous le sourcil duquel jaillit une lueur fauve, je suis de votre avis. Et si vous avez une dent contre le Français qui vous a mis à mal, j’en ai une aussi, et d’une belle longueur, je vous en réponds…
– Enfin, l’as-tu vu? Où est-il? Que fait-il?
– Il doit être maintenant rentré à son hôtel où je suppose qu’il se restaure. Je l’ai vu et je lui ai parlé. À telles enseignes qu’il m’a fait l’aumône… Il faut croire que le drôle est même fort riche car il m’a bien donné une pistole, par ma foi!
– Tu l’as vu, gronda Barba-Roja, tu lui as parlé et…
– Je vous entends, mon cousin, dit Centurion avec un sourire livide. S’il a échappé, croyez bien que ce n’est pas le fait de ma volonté. Il faut croire qu’une providence veille sur lui car, comme j’allais lui enfoncer le poignard que voici entre les deux épaules, il s’est retourné à point nommé et, diable! nous connaissons tous deux la force redoutable du sire. Je n’ai pas demandé mon reste, j’ai filé vivement, et me voici.
Et avec une explosion de joie sauvage, il reprit:
– Nous le tenons, mon cousin! Je cerne l’auberge et je le prends mort ou vif, dussé-je démolir la bicoque pierre à pierre ou la brûler de la cave au grenier.
– Bon! grogna Barba-Roja tout joyeux, c’est cela, grille-le comme un pourceau!… Prends autant d’hommes qu’il en faudra et cours, je le voudrais déjà voir les tripes au vent… Quel malheur que le scélérat m’ait à moitié désarticulé le bras!… Je n’aurais laissé à personne le soin de mener à bien cette affaire… Ma vengeance serait plus complète si je la pouvais exercer moi-même, mais enfin il faut savoir se contenter de ce que l’on a.
– Pour ce qui est de mener à bien la chose, dit Centurion avec une joie frénétique, vous pouvez vous en rapporter à moi.
Et avec un grincement hideux:
– La haine que vous portez au sire de Pardaillan est bénigne comparée à celle que je lui porte, moi, et si vous lui voudriez voir les tripes au vent, je lui voudrais, moi, manger le cœur!
– Il t’a fort mal accommodé, toi aussi.
Centurion hocha doucement la tête et, avec un calme sinistrement résolu:
– Dieu aidant, j’espère lui rendre avec usure ce qu’il m’a fait, dit-il. Mais la question n’est pas là… S’il n’y avait eu qu’à agir, je n’aurais, certes, pas perdu de temps. Il s’agit de savoir si je dois opérer.
– Certainement! fit violemment Barba-Roja. Je t’en donne l’ordre formel.
– Entendons-nous, mon cousin, dit Centurion avec un sourire narquois. Vous m’aviez donné l’ordre de rechercher et de vous amener cette petite Giralda, pour laquelle vous êtes féru d’amour. Je vous ai obéi comme je le devais, et ce n’est certes pas ma faute si je n’ai pas réussi. Qui pouvait prévoir qu’il se trouverait un homme assez audacieux pour résister aux ordres du Saint-Office? Or, grâce à l’intervention de ce Pardaillan, qui ne respecte rien – que le Ciel le foudroie! – j’ai échoué et j’ai été désavoué par mes supérieurs… mieux, j’ai été puni pour avoir agi sans ordres… L’ordre venait de vous, mon cousin, mais comme vous n’avez pas jugé à propos de le proclamer et de me couvrir, pensant que vous aviez de bonnes raisons pour agir ainsi, je n’ai écouté que mon dévouement pour vous et je me suis tu, et j’ai accepté la punition sans murmurer.
– En effet, dit Barba-Roja, plutôt gêné, j’avais des raisons toutes spéciales pour ne pas me mêler à cette affaire. Mais je me souviendrai de ton dévouement, et d’abord, comme il n’est pas juste que tu aies été puni par ma faute, prends ceci.
Ceci était une bourse qui parut sans doute convenablement garnie au dévoué Centurion, car il eut une grimace de jubilation et, tout en serrant précieusement la bourse sous ses loques de mendiant, il répondit:
– Ce que j’en ai dit était, comme on dit, pour parler, mon cousin, et non pour vous inciter à pareille munificence.
– Je sais, fit majestueusement Barba-Roja. Mais où voulais-tu en venir?
– À ceci, mon cousin: qui me dit qu’il ne m’arrivera pas avec ce Pardaillan ce qui m’est arrivé avec la Giralda? Que je réussisse, comme je l’espère, ou que j’échoue, qui me dit que Mgr d’Espinosa ne se fâchera pas? Si mon action contrarie ses projets, c’en est fait de moi. Cette fois-ci je tâte du cachot et dame… vous ne l’ignorez pas mon cousin, on sait bien quand on entre au cachot, on ne sait jamais quand on en sortira.
– Enfin, dit Barba-Roja impatienté, explique-toi clairement. Que veux-tu?
– Je veux, dit froidement Centurion, un ordre écrit de votre main, à seule fin d’être complètement couvert au cas où ce que je vais entreprendre ne serait pas du goût de Mgr le grand inquisiteur.
– N’est-ce que cela? Que ne le disais-tu plus tôt! fit Barba-Roja en se dirigeant vers un cabinet d’ébène qui ornait sa chambre.
Mais après avoir ouvert le meuble, il s’arrêta et, considérant piteusement son bras en écharpe:
– Au fait, dit-il, comment veux-tu que je m’y prenne pour écrire avec mon bras malade?
– Ventre de veau! murmura Centurion désappointé, c’est vrai, j’avais oublié le bras malade. Et pourtant, reprit-il avec cette froideur qui dénotait une résolution bien arrêtée, pourtant je n’agirai pas sans un ordre écrit.
– Diable! fit Barba-Roja perplexe, comment faire en ce cas?
Centurion parut réfléchir un instant et:
– Ne pourriez-vous, dit-il, faire signer cet ordre au roi?
Barba-Roja haussa ses larges épaules.
– Me vois-tu, fit-il du bout des lèvres, allant dire au roi: Sire, vous plairait-il de me signer l’ordre de meurtrir le sire de Pardaillan? Je serais bien reçu, par ma foi! et c’est du coup que je pourrais faire mes paquets… s’il ne m’arrivait quelque chose de pire.
– C’est vrai! c’est vrai! acquiesça Centurion en se pinçant le lobe de l’oreille, geste machinal qu’il affectionnait quand il était plongé dans de graves méditations.
Et tout à coup, en coulant en dessous un coup d’œil sur Barba-Roja:
– Il y aurait bien un moyen, fit-il.
– Lequel? fit vivement le colosse, qui était de bonne foi.
– Un blanc-seing!… dit Centurion d’un air très détaché, mais en étudiant toujours du coin de l’œil Barba-Roja hésitant.
– Oh! fit-il, comme tu y vas! Sais-tu que ceux que j’ai ici portent la signature du roi?
– Je le sais… C’est justement ce qu’il faut.
– Sais-tu qu’ils sont contresignés du grand inquisiteur?
– Cela n’en vaut que mieux.
– Sais-tu qu’avec un de ces parchemins, convenablement rempli, on peut échapper à toute sanction, on peut exiger main forte de toutes les autorités civiles ou religieuses?
L’œil de Centurion eut une lueur aussitôt éteinte.
– Mon cousin, fit-il froidement, je vous ferai remarquer que le temps passe et qu’en tardant davantage, nous courons le risque de trouver l’oiseau déniché.
Barba-Roja eut un geste de fureur concentrée et, toujours hésitant, il murmura:
– Diable! un blanc-seing…
En disant ces mots, machinalement il fouillait Cristobal jusqu’au fond de l’âme.
Alors, le voyant ébranlé, Centurion, de son air le plus indiffèrent:
– Au fait, vous avez peut-être raison. Somme toute, je ne suis pas pressé, moi. J’attendrai que vous soyez en état de me signer l’ordre… Il est vrai que pareille occasion ne se présentera peut-être pas de sitôt et que le sire de Pardaillan en profitera probablement pour tirer au large, mais je suis bien tranquille: je peux attendre patiemment l’heure de la vengeance. Et quant à vous, vous ne serez sans doute pas en peine pour si peu et vous saurez bien, je pense, reconquérir toute la faveur du roi… Après tout, notre sire n’est pas aussi féroce que vous l’imaginez…
Barba-Roja se décida brusquement.
– Me jures-tu de ne pas faire un mauvais usage de ce parchemin? dit-il.
– Eh! quel profit illicite voulez-vous qu’un pauvre diable comme moi puisse tirer de ce méchant carré de parchemin? Si encore c’était un bon sur le Trésor, je comprendrais… Mais ça!…
Barba-Roja ouvrit un tiroir secret du cabinet. Il y prit un des blancs-seings dont il disposait pour l’exécution des ordres secrets du roi et le tendit à Centurion en disant:
– Tiens! tu me rendras ceci après l’expédition.
Centurion prit le parchemin d’un air très détaché, mais si Barba-Roja avait pu discerner l’éclair de triomphe qui s’alluma soudain dans l’œil du familier, nul doute qu’il ne lui eût arraché à l’instant le redoutable papier.