V LA DERNIÈRE PENSÉE DE SIXTE QUINT
Après le départ de son neveu, Sixte Quint, assis devant sa table de travail, demeura longtemps songeur.
Il fut tiré de sa rêverie par l’entrée d’un secrétaire qui vint, à voix basse, lui dire que le comte Hercule Sfondrato sollicitait avec instance la faveur d’une audience particulière, ajoutant que le comte paraissait violemment ému.
Le nom d’Hercule Sfondrato, brusquement jeté dans sa méditation, fut comme un trait de lumière pour le pape qui murmura:
– Voilà l’homme que je cherchais!
Et à voix haute:
– Faites entrer le comte Sfondrato.
Un instant après, le grand juge, les traits bouleversés, entrait d’un pas rude, se campait devant le pape, de l’autre côté de la table, et attendait dans une attitude de violence.
– Eh bien, comte, dit Sixte Quint en le fixant, qu’avez-vous à nous dire?
Pour toute réponse, Sfondrato, furieusement, dégrafait son pourpoint, écartait la cotte de mailles et montrait sur sa poitrine la marque du coup de dague de Montalte.
Le pape examina la plaie en connaisseur, et froidement:
– Beau coup, par ma foi! et sans la chemise d’acier…
– En effet, Saint-Père, dit Sfondrato avec un sourire livide.
Puis, réparant hâtivement le désordre de sa tenue, avec un haussement d’épaules dédaigneux, les dents serrées, d’un ton tranchant:
– Le coup n’est rien… J’eusse peut-être pardonné à celui qui l’a porté. Ce que je ne lui pardonnerai jamais, ce qui rend ma haine mortelle, ce qui fait que je le poursuivrai partout et toujours jusqu’à ce qu’enfin ma dague lui fouille le cœur, c’est que… tous deux, nous aimons la même femme.
– Fort bien, dix Sixte paisiblement. Mais pourquoi me dire cela à moi?
– Parce que, Saint-Père, celui-là touche de près à Votre Sainteté, parce que la femme que j’aime s’appelle Fausta et l’homme que je hais s’appelle Montalte!
Sixte Quint le considéra un instant, puis, froidement:
– J’apprécie la valeur de l’avertissement que vous me donnez.
Le pape prit un parchemin sur sa table et, d’une main calme, se mit à le remplir.
Sfondrato, immobile, songeait:
«Il va me faire jeter dans quelque cachot, mais, par l’enfer! celui qui osera toucher au grand juge…»
Sixte Quint achevait de remplir le parchemin.
– Voici pour panser votre coup de poignard, dit-il. Vous m’avez demandé le duché de Ponte-Maggiore et Morciano. En voici le brevet…
Stupéfait, Sfondrato, d’un geste machinal, prit le parchemin et gronda:
– Votre Sainteté n’a donc pas entendu?… Celui que je veux tuer c’est Montalte… Montalte! votre neveu! celui-là même que vous avez désigné au conclave pour vous remplacer?
Le pape se leva, redressa sa taille voûtée. Son visage prit une expression d’indicible amertume. Et il prononça:
– Que vous frappiez Montalte, c’est affaire entre lui et vous. Frappez-le donc!… Mais frappez-le dans ses entreprises, mais frappez-le dans son amour en lui enlevant cette femme… cela vaudra mieux, croyez-moi, qu’un stupide coup de dague!
– Oh! haleta Sfondrato, quel crime a donc commis Montalte pour que vous, son oncle, vous parliez ainsi?
– Montalte, dit le pape avec un calme effrayant, Montalte n’est plus mon neveu. Montalte est mon ennemi. Montalte est l’ennemi de notre Église! Montalte a conspiré! Montalte a arraché de mes mains l’arme qui peut anéantir la puissance de la papauté et, cette arme, Fausta, graciée par le pape, oui, graciée par moi!… Fausta libre et vivante ira la porter à l’Espagnol maudit.
– Fausta graciée! gronda Sfondrato anéanti.
– Oui, dit Sixte, Fausta libre!… Fausta qui, dans quelques heures peut-être, quittera Rome et s’en ira, escortée de Montalte, porter à l’Escurial [3] le document qui donne à Philippe le trône de France. Voilà l’œuvre de Montalte, instrument docile aux mains du grand inquisiteur!…
– Fausta libre! grinça Sfondrato, Fausta accompagnée de Montalte! Par l’enfer! moi vivant, cela ne sera pas!…
Et avec une résolution sauvage, posant rudement sur la table le brevet de duc que le pape venait de lui conférer:
– Tenez, Saint-Père, reprenez ce brevet, ôtez-moi les fonctions de grand juge, et en échange, nommez-moi chef de votre police. Avant une heure, je vous rapporte ce document, cette arme redoutable… L’échafaud est prêt, le bourreau attend. Eh bien, j’en mourrai de douleur peut-être, mais cette femme appartient au bourreau et sa tête tombera!… Montalte, je le saisis, je le condamne comme rebelle et sacrilège; quant au grand inquisiteur, un coup de dague vous en délivre… Un mot, Saint-Père, un ordre!
– Oui! dit le pape d’une voix sombre. Et avant trois jours, j’aurai, moi, cessé de vivre!
Et comme Sfondrato reculait en le considérant avec stupeur:
– Croyez-vous donc que Montalte, Fausta, le grand inquisiteur lui-même pèsent d’un grand poids dans la main de Sixte Quint?… Par le sang du Christ, je n’aurais qu’à la fermer, cette main, pour les broyer! Mais au-dessus du grand inquisiteur, il y a l’Inquisition!… Et l’Inquisition me tient!… Si je les frappe… si j’essaye de reprendre ce document, l’Inquisition m’assassine… Et je ne veux pas mourir encore… J’ai besoin de deux ou trois années d’existence pour assurer le triomphe définitif de la papauté!… Comprenez-vous pourquoi Montalte, Fausta et Espinosa doivent sortir libres de mes États?
Le nouveau duc de Ponte-Maggiore avait écouté avec une attention passionnée. Quand le pape eut terminé:
– Eh bien, soit, Saint-Père, qu’ils partent… Mais quand ils seront hors de vos États, moi, je les rejoins, et je vous jure que de ce moment leur voyage est terminé.
– Oui! Mais on sait que vous m’appartenez… et alors… Et puis, duc, êtes-vous sûr de vous?
– Dix Montalte! Cent Montalte! Je ne les crains pas, gronda le duc.
– Et le grand inquisiteur?
– Un ordre… il meurt!
– Et Fausta?
– Fausta! bégaya Ponte-Maggiore livide.
– Oui! Fausta, malheureux! Fausta vous tuera! Fausta vous brisera comme je brise cette plume!
Et, d’un coup sec, Sixte Quint cassait une plume qu’il maniait machinalement en parlant.
Et sur un geste du duc:
– Non, non, reprit Sixte avec autorité, après moi, je ne connais qu’un seul homme au monde capable de tenir tête à Fausta… et de la vaincre… Et cet homme, c’est le chevalier de Pardaillan!
Le duc tressaillit, rougit et pâlit tour à tour. Mais surmontant son émotion, il demanda d’une voix rauque:
– Vous croyez, Saint-Père, que celui-là réussira là où je serais brisé, moi?
– Je l’ai vu mener à bien des entreprises autrement redoutables. Oui, si Pardaillan voulait… si quelqu’un avait assez d’intelligence à la tête, assez de haine au cœur pour aller trouver cet homme, et le décider… oui, ce serait le seul moyen d’arrêter Fausta et Montalte en leur voyage!
– Eh bien, j’aurai cette intelligence et cette haine, moi! Je consens à m’effacer. Et puisqu’il y a au monde un dogue de taille à les broyer d’un coup de mâchoire, je vais le chercher, je vous l’amène, et vous le lâchez sur eux, tonna Ponte-Maggiore.
Et en lui-même:
– Quitte à lui briser les crocs après, s’il est nécessaire…
– Lâchez! lâchez!… C’est bientôt dit!… Sachez, duc, que Pardaillan n’est pas un homme qu’on peut lâcher sur qui on veut et comme on veut… Non, par le Christ, Pardaillan ne marche à l’ennemi que quand il lui convient, à lui… et alors, malheur à ceux contre qui il fonce… Lâcher Pardaillan! répéta le pape avec un rire terrible.
Puis, sérieusement, l’index levé:
– Dieu seul, duc, peut lâcher la foudre!
– Saint-Père, est-ce d’un homme que vous parlez ainsi?
– Duc, dit gravement le pape, Pardaillan est peut-être le seul homme qui ait forcé l’admiration de Sixte Quint… Puisque vous le voulez, allez, duc. Essayez de décider Pardaillan.
– Où le trouverai-je?
– Au camp du Béarnais. Vous allez monter à cheval et vous rendre auprès d’Henri de Navarre. Vous lui ferez connaître la teneur exacte du document que Fausta porte à Philippe – document que nous n’avons livré que par la violence. Votre mission officielle se borne à cela seul. Le reste vous regarde… c’est à vous de trouver Pardaillan. Et quand vous l’aurez trouvé, vous lui direz simplement ceci: Fausta est vivante! Fausta porte à Philippe un document qui lui livre la couronne de France.