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XXIV SUITE DES AVENTURES DU NAIN

Le nain s’en fut à petits pas, la tête penchée sur sa poitrine, plongé dans des pensées qui l’absorbaient entièrement. Il allait sans appréhension. Qu’aurait-il redouté? Tout ce qu’il y avait de mendiants, de vagabonds, de gens de sac et de corde dans Séville – et Dieu sait s’il y en avait! – connaissaient le Chico. Tous ces bons bougres étaient trop unis contre l’ennemi commun à exploiter ou à dévaliser pour se chercher noise entre eux.

Le petit homme ne craignait donc rien, si ce n’est la rencontre d’une ronde de nuit. Mais il avait la vue perçante, l’ouïe très fine; il était vif et leste comme un singe, et, en cas d’alerte, l’exiguïté de sa taille lui permettait de se faire un abri de tout ce qu’il rencontrait sur sa route: borne, tronc d’arbre ou simple trou. Là où un homme ordinaire eût été infailliblement découvert, il était sûr, lui, de se terrer à temps.

S’il était sans appréhension, par contre il était très perplexe.

Remué jusqu’au fond de l’âme par la plainte de Juana disant qu’elle mourrait de la mort de Pardaillan, le Chico, sans mesurer la portée de ses paroles, avait promis de le rechercher et le ramener vivant, laissant ainsi entendre qu’il était persuadé que le chevalier était vivant.

Or c’était tout le contraire. Chico avait de bonnes raisons de croire que celui qu’il considérait comme un rival avait été proprement occis. Aussi, tout en marchant sous le ciel étoilé, il bougonnait, l’air furieux:

– J’avais bien besoin de promettre de le chercher! Que vais-je faire maintenant? Le Français, c’est certain, à l’heure qu’il est, son corps doit rouler dans les flots du Guadalquivir, et c’est bien fait pour lui! C’est bien fait! Tiens! Pourquoi est-il venu me voler le cœur de Juana?

Sans le savoir, il avait ainsi pris nombre de gestes, d’attitudes et d’expressions de la jeune fille. Juana était, à peu près, deux fois plus grande que lui, ce qui ne l’empêchait pas d’être petite elle-même, ce dont elle enrageait du reste. Aussi, non contente de se hausser sur de grands talons effilés et cambrés, elle redressait sa taille souple et fine et avait une manière à elle de porter haut la tête qui était un charme de plus ajouté à sa gracieuse petite personne.

Sans s’en douter, El Chico avait pris le même port de tête, et comme elle il bombait la poitrine et se redressait fièrement sans perdre une ligne de sa taille d’homuncule. Juana ayant l’habitude de trépigner quand on la contrariait ou qu’elle était en colère, le nain faisait de même, sans s’en apercevoir.

Ayant ainsi manifesté ses sentiments contre son rival, il reprit le cours de ses réflexions.

«Je ne suis pas une bête, tiens! J’ai bien compris que les hommes de Centurion avaient préparé une embuscade dans la maison où je le conduisais. Si don César n’a rien trouvé, c’est que le corps a été jeté dans le fleuve. C’est sûr. Tiens! la princesse n’aurait pas complaisamment laissé visiter sa maison si elle n’avait pas pris toutes ses précautions. À moins que…»

Il réfléchit un moment, l’index posé au coin des lèvres, sur lesquelles se jouait un sourire rusé.

«À moins que le Français ne soit enfermé dans une des caches secrètes de la maison. Tiens! c’est qu’il y en a des caches dans cette maison, et je ne les connais pas toutes. Mais pourquoi? Qu’en ferait-on, en ce cas? Qui sait si on ne le relâchera pas un de ces jours!»

Cette idée lui parut absurde. Il haussa les épaules et reprit:

«Non! ce n’est pas pour le relâcher que la princesse l’a attiré chez elle! Et si moi, Chico, j’étais assez stupide pour aller le lui demander, à cette belle princesse, comme j’en ai eu l’idée quand j’ai vu pleurer Juana, qu’arriverait-il?… On m’enverrait rejoindre le Français voilà! Aussi je n’irai pas. Pas si bête, tiens.»

Il s’arrêta un instant et réfléchit:

«Pourtant j’ai promis à Juana. Alors, que faire? Aller visiter les caches que je connais?… Et si, par malheur, je trouve le Français vivant! Il faudrait donc le prendre par la main et le conduire à petite maîtresse?… Moi!… Est-ce possible?…»

Une expression d’angoisse inexprimable crispa ses traits et, farouche, il pensa:

«Un vrai homme n’aurait pas cet affreux courage. Parce que je suis petit et faible, il faudrait que je l’aie, moi! Il me faudrait, refoulant mes sentiments, m’arracher le cœur moi-même et le jeter pantelant sous les pieds de ma maîtresse! Allons donc! C’est injuste, cela!… Je suis un homme aussi, moi, tiens! je ne suis pas un saint!»

Ces raisonnements n’arrivaient pourtant pas à le convaincre, et il murmura, d’un air rêveur:

– Je suis un homme et je suis riche maintenant, et je suis bien fait, m’a-t-on dit, et à part ma petitesse je n’ai nulle infirmité ni monstruosité. Pourquoi une femme ne voudrait-elle pas de moi? Juana, si grande près de moi, hélas! est toute petite, à ce qu’on dit. Si elle le voulait, je ferais d’elle la femme la plus heureuse du monde. Je l’aime tant! Je la gâterais tant! Oui, mais je suis petit, voilà! Alors personne ne veut de moi, elle pas plus qu’une autre. Pourquoi? Parce que le monde se moquerait de la femme qui oserait prendre pour époux un nain!… Ils ont tout dit quand ils ont dit ce mot!… Je suis condamné à ne jamais être aimé? à ne jamais avoir de foyer? Eh bien, soit! J’y consens. Mais du moins que ma maîtresse me reste comme devant. Qu’elle ne me demande pas de lui amener moi-même son galant. Non! c’est trop! je ne peux pas!

Il mit brutalement ses petits poings sur ses yeux et comme s’il eût voulu se cacher à soi-même la vision de sa maîtresse aux bras d’un galant. Et de nouveau la lutte reprit dans cette conscience aux abois:

«La princesse, qui est une savante, m’a dit qu’on atteignait les gens plus sûrement en les frappant dans leurs affections qu’en les frappant eux-mêmes. Juana m’a dit qu’elle mourrait si ce Français de malheur ne revenait pas. C’est moi qui l’ai conduit à la mort, le Français, et Juana, sans le savoir, m’a traité d’assassin. Si Juana meurt, comme elle l’a dit, c’est donc moi qui l’aurai tuée et je serai deux fois assassin. Et cela, est-ce possible? Et pourtant!… Si Juana meurt, je meurs. Si je lui amène le Français, elle vit, et moi je meurs quand même… Je meurs de désespoir et de jalousie… De quelque manière que je me retourne, c’est moi qui suis frappé. Pourquoi? Qu’ai-je fait? Quel crime ai-je commis? Pourquoi suis-je maudit?»

Et tout d’un coup, avec une résolution farouche:

«Eh bien, non!… Mourir pour mourir, du moins qu’elle ne soit pas à un autre par mes propres soins. Que le Français maudit disparaisse à tout jamais… je ne ferai rien pour le sauver… je le tuerais plutôt de mes faibles mains!… Et puis, qui sait? Après tout, Juana l’a dit aussi, elle oubliera peut-être, et elle m’aimera, comme avant, elle me l’a promis. Je n’en demande pas davantage puisqu’il est écrit que je ne dois rien espérer de plus.»

C’était la condamnation définitive de Pardaillan que le petit homme décidait là.

Ayant pris cette résolution irrévocable, il se hâta et atteignit bientôt la maison des Cyprès.

Il s’en fut droit à la porte et avec précaution il essaya de l’ouvrir. La porte résista. Il eut un sourire.

– La princesse est revenue, murmura-t-il, toutes les portes sont fermées maintenant, et il y a du monde là-dedans. Il s’agit d’être prudent. Tiens! je n’ai pas envie d’aller rejoindre le Français au fond du fleuve.

Il fit le tour de la muraille, se baissa et chercha à tâtons. Quand il se redressa, il tenait une corde mince, longue, solide, munie de forts crampons. Il se dirigea vers le cyprès qui touchait le mur. Il fit tournoyer la corde au-dessus de sa tête et la lança contre l’arbre. À la seconde tentative, les crampons se prirent dans les branches de l’arbre. Il tira sur la corde: elle tint bon.

Alors il se mit à grimper avec la souplesse d’un jeune chat. Bientôt il fut dans l’arbre. Il enroula la corde autour de son cou et se laissa glisser à terre.

Prudemment il se dirigea vers le cyprès où il avait caché son trésor. Il reprit le sac de Fausta, auquel il avait attaché la bourse de don César, et il cacha le tout dans son sein. Quelques minutes plus tard, il était hors de la maison, ayant parfaitement réussi dans son expédition.

Il replaça la corde où il l’avait prise et se dirigea droit vers le fleuve, non sans s’assurer d’un coup d’œil circulaire que nul ne l’observait.

On avait construit là une sorte de quai à pic au fond duquel, maintenues par une solide maçonnerie, les eaux basses roulaient lentement. À une faible distance du sol, et hors de l’atteinte des eaux, il y avait une bouche, un trou noir, fermé par une grille de fer dont les barreaux croisés étaient énormes et très rapprochés.

El Chico se suspendit dans le vide, au-dessus de cette bouche, et avec une adresse qui dénotait une grande habitude, il se trouva bientôt cramponné à la grille. Il saisit un des barreaux, scié depuis longtemps sans doute, et le déplaça sans effort. Cela fit une ouverture carrée au travers de laquelle un homme mince et petit n’aurait pu passer et par laquelle il se laissa glisser très facilement, après avoir remis le barreau en place, excès de précaution dont il eût pu se dispenser.

Il se trouva dans un conduit tapissé de sable fin et de voûte très basse bien que le nain pût s’y tenir droit.

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