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XVII OÙ BUSSI-LECLERC VERSE DES LARMES

Pardaillan était entré dans le palais à neuf heures du matin. Quand il en sortit, la nuit était venue.

Comme on était en été, à une époque où les jours sont encore longs, il calcula mentalement qu’il avait dû passer de huit à neuf heures à errer dans les couloirs et les souterrains, et sur ces huit à neuf heures, il en avait bien passé trois ou quatre dans le cercueil.

– Je voudrais bien voir la figure que ferait M. d’Espinosa si on lui infligeait pareil supplice, maugréait-il en s’éloignant à grands pas. La nasse métallique où m’enferma, l’an passé, la douce Fausta, comparée au séjour que je viens de faire, était un lieu de délices. Cordieu! l’horrible invention! Comment ne suis-je pas devenu fou? Est-il possible que des êtres humains puissent avoir l’idée d’infliger de tels supplices à leurs semblables?… Décidément, M. mon père avait grandement raison, lorsqu’il me disait: «L’humanité, chevalier, n’est qu’un vaste troupeau de loups. Malheur à l’honnête homme qui s’aventure au milieu de ce troupeau! Il sera déchiré, dévoré, mis en pièces!…»

Et c’était admirable que cet homme pût garder une telle lucidité d’esprit après une de ces hideuses aventures auxquelles succombent les cerveaux les plus fermes.

Cependant on ne supporte pas impunément de telles secousses sans que le physique s’en ressente un peu. Si Pardaillan, avec cette force de caractère qui faisait de lui un être vraiment exceptionnel, avait pu reconquérir assez de calme et de sang-froid pour philosopher non sans ironie, il n’avait pu retrouver avec la même facilité ses forces épuisées.

Il était livide, avec quelque chose de hagard au fond des prunelles, et il marchait en titubant comme un homme ivre.

Et tout en se hâtant par les rues désertes et obscures, car la nuit était tout à fait venue, il bougonnait:

– C’est la faim qui m’affaiblit et me fait tituber ainsi. Maître Manuel, la perle des hôteliers d’Espagne, n’aura, je crois, jamais assez de provisions dans son auberge de La Tour pour apaiser la fringale qui me dévore.

Et il rédigeait mentalement un de ces menus à faire reculer Gargantua lui-même.

Si Pardaillan eût été moins affamé, moins déprimé physiquement, il se fût sans doute aperçu que depuis sa sortie du palais quatre ombres s’étaient attachées à ses pas et le suivaient à distance respectueuse avec une patience inlassable.

Mais Pardaillan, nous l’avons dit, ne rêvait pour le moment que ripaille et beuverie. La vérité nous oblige à dire qu’il en avait réellement besoin. Aussi, plus la route lui paraissait longue et pénible, et plus s’allongeait le menu qu’il élaborait dans sa tête.

Mais si le chevalier ne remarqua rien, nous qui savons, nous avons pour devoir de renseigner le lecteur, et c’est pourquoi nous le prions de revenir quelques heures en arrière, au moment précis où Bussi-Leclerc quittait Fausta, bien décidé à occire Pardaillan après s’être fait attribuer le commandement des trois ordinaires.

Bussi-Leclerc était un maître en fait d’armes dont la réputation était solidement établie par plus de vingt duels où il avait toujours blessé ou tué son homme… sans compter ses innombrables assauts avec tous les maîtres prévôts, spadassins et traîneurs de rapière les plus réputés, assauts dont il était toujours sorti vainqueur.

Cette réputation de maître invincible, c’était l’orgueil, la gloire, l’honneur de Bussi-Leclerc. Il y tenait plus qu’à tout. Pour maintenir intacte cette réputation, il eût sans hésiter sacrifié sa fortune, sa situation politique, sa vie et son honneur même.

Or, cette réputation avait lamentablement sombré le jour où Pardaillan l’avait, comme en se jouant, désarmé devant témoins.

Désarmé! lui! Bussi-Leclerc l’invincible! Il en avait pleuré de rage et de honte.

Le plus terrible, c’est qu’après avoir subi cette douloureuse humiliation, il avait longuement et savamment étudié la passe dans la solitude de la salle d’armes. Et sûr enfin de tenir à fond le coup préalablement et victorieusement expérimenté sur tout ce qui avait un nom dans l’art de manier une épée, il s’était à différentes reprises mesuré avec son vainqueur – une fois même, dans des conditions étranges et fantastiques, toutes à son avantage à lui, Bussi-Leclerc – et, dans toutes ces rencontres, il s’était fait honteusement désarmer.

La dernière mésaventure de ce genre lui était arrivée récemment, en Espagne même, au moment où ayant rejoint Fausta, il s’était inopinément heurté à Pardaillan, qu’il avait bravement attaqué. Car Bussi était brave, très brave.

Cette mésaventure lui avait été plus douloureuse encore que les précédentes, parce qu’à la suite de cette rencontre – la quatrième – qu’il était venu chercher si loin, il avait dû s’avouer lui-même que jamais il n’arriverait à toucher ce diable d’homme qui, par surcroît, se faisait un malin plaisir de le ménager.

Car Bussi-Leclerc, ne pouvant parvenir à toucher l’infernal Pardaillan, en était arrivé à désirer qu’un coup mortel l’étendît raide sur le carreau, lui, Bussi, préférant la mort à ce qu’il considérait comme un déshonneur.

Pardaillan, c’était donc le déshonneur vivant de Bussi lui-même.

– Or puisque Pardaillan – et que la foudre m’écrase à l’instant même si je sais pourquoi! – s’obstine à ne pas me meurtrir, il faut bien que ce soit moi qui le meurtrisse! rageait Bussi-Leclerc, en arpentant à grands pas sa chambre.

«Oui, mais comment l’atteindre? Chaque fois que je croise le fer avec lui, mon épée, comme si la carogne trouvait le désir de montrer sa grâce et sa légèreté, s’envole d’elle-même et s’en va parader dans les nues. C’est à croire que le diable lui prête ses ailes, et au fait… j’y pense… il y aurait de la magie là-dessous que je n’en serais pas étonné.»

Et le brave Bussi, frissonnant à cette pensée d’une intervention des puissances infernales, content tout de même d’avoir trouvé cette explication, qui lui paraissait très sincèrement plausible, de ses multiples défaites, n’en continuait pas moins à chercher comment il pourrait occire Pardaillan. Et il mâchonnait furieusement:

– Tête et ventre! mort du diable! il faudra que j’en arrive là, moi, Bussi!

Bussi-Leclerc était un bretteur, un spadassin, un homme sans foi ni loi… mais il n’était pas un assassin!

Et c’était la pensée d’un assassinat qu’il traduisait par ces mots: «en arriver là», c’était cela qui l’enrageait, qui le faisait verdir de honte et le plongeait dans des accès de fureur indescriptibles.

– Et pourtant, songeait-il en sacrant et en assénant de furieux coups de poing sur les meubles, pourtant je ne vois pas d’autre moyen.

Et peu à peu cette idée d’un assassinat, contre laquelle il se révoltait, s’insinuait en lui. Il avait beau la chasser, elle revenait, tenace, tant et si bien qu’il finit par s’écrier:

– Eh bien, soit! descendons jusque-là s’il le faut!… Aussi bien, il ne m’est plus possible de continuer à vivre ainsi, et tant que cet homme vivra, la pensée de mon déshonneur m’assassinera de rage! Allons!…

Et tout en se couvrant d’injures et d’invectives, tout en se chargeant lui-même d’imprécations à faire frémir tout un corps de garde, il ceignit son épée et sa dague, s’enveloppa dans son manteau, et à grands pas, en maugréant toutes sortes de jurons et de malédictions, il s’en fut chercher les trois ordinaires qu’il emmena incontinent.

Il était environ sept heures du soir lorsqu’ils arrivèrent à l’Alcazar, où Bussi s’informa.

– Je ne crois pas que M. l’ambassadeur de S. M. le roi de Navarre soit sorti, lui répondit l’officier qu’il interrogeait.

Bussi eut un tressaillement de joie, et il songea: «Aurais-je cette bonne fortune de trouver la besogne faite? Si pourtant le maudit Pardaillan était proprement occis dans quelque recoin du palais!… Je n’en serais pas réduit à un assassinat, moi, Bussi!»

Frémissant d’espoir, il entraîna ses trois compagnons. Tous quatre se blottirent dans une encoignure de la place qu’on appelle aujourd’hui plaza del Triumfo, et ils attendirent. Leur attente ne fut pas longue. Un Peu avant huit heures, Bussi-Leclerc eut le chagrin de voir Pardaillan bien vivant traverser la place en titubant, ce qui arracha une imprécation à Bussi qui grinça:

– Par les tripes de messire Satan! non seulement ce papelard d’Espinosa l’a laissé échapper, mais encore il me semble qu’il l’a traité magnifiquement, car l’infernal Pardaillan me paraît avoir bu copieusement!

Ils lui laissèrent prudemment prendre une certaine avance, puis ils se lancèrent à sa poursuite, se glissant le long des maisons, se faufilant sous les arcades, se tapissant dans les encoignures.

Plus d’une fois déjà ils auraient pu l’assaillir et le surprendre avec des chances de succès. Mais Bussi-Leclerc manquait de résolution. Quoi qu’il en eût et malgré qu’il se couvrit littéralement d’injures variées et d’exhortations forcenées, il hésitait toujours à frapper par derrière, et lorsqu’enfin il allait agir, il constatait, non sans une secrète satisfaction que l’occasion était momentanément perdue.

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