Cependant, sans se douter de la poursuite dont il était l’objet, le chevalier s’était engagé sur les quais, lieu propice, s’il en fût, à l’exécution d’un mauvais coup. On eût pu croire qu’il cherchait à faciliter la besogne des assassins. La vérité est que nouveau venu dans la ville, ne connaissant que ce chemin, que lui avait indiqué Cervantès, Pardaillan, avec son habituelle insouciance du danger, n’avait pas cru devoir se mettre à la recherche d’un chemin plus sûr.
D’ailleurs il enrageait de faim et de soif et n’aspirait qu’à s’asseoir au plus tôt devant une table plantureusement garnie. Dès lors, à quoi bon perdre du temps par des voies inconnues.
Or, comme il allait d’un pas qui se faisait plus ferme et plus assuré le long des quais encombrés et déserts, une ombre, surgie d’un coin sombre, se dressa devant lui, et une voix glapit lamentablement:
– Por Christo crucificado, una limosna! (La charité, au nom du Christ crucifié!)
Tout autre que Pardaillan, à pareille heure et en pareil lieu, se fût prudemment écarté. Mais Pardaillan, en général, n’avait pas les idées préconçues de tout le monde. Dans ce cas particulier, nouvellement échappé, comme par miracle, à une mort affreuse, il eût considéré comme une mauvaise action de ne pas soulager une misère, si anormales que fussent les conditions dans lesquelles elle se présentait à lui.
Il se fouilla donc vivement. Mais ce faisant, par une habitude devenue chez lui comme une seconde nature, il étudiait d’un coup d’œil pénétrant la physionomie du mendiant nocturne.
Ce mendiant, quoi qu’il se tînt courbé humblement, paraissait taillé en athlète. Il était couvert de haillons sordides. Une rude tignasse lui couvrait le front, cependant que le bas du visage était enfoui sous un épaisse barbe noire, inculte.
Il sembla au chevalier qu’il avait déjà vu quelque part ces yeux fuyants. Mais ce ne fut qu’une impression vague et fugitive. Cette physionomie rébarbative lui parut complètement inconnue de lui et il tendit une pièce d’or au mendiant ébloui qui se courba jusqu’à terre en égrenant tout un chapelet de bénédictions.
Pardaillan, son obole donnée, passa avec un geste de vague compassion.
Dès que le chevalier eut tourné le dos, le mendiant se redressa brusquement.
Sa face humble et implorante l’instant d’avant paraissait maintenant terrible. Ses yeux étincelaient d’une joie sauvage et ses lèvres avaient ce rictus du fauve couvant sa proie. Son bras se leva dans un geste foudroyant, et une lame courte, large, acérée, jeta dans la nuit une lueur blafarde.
Les quatre assassins à la piste virent le geste imprévu – geste mortel – du mendiant. Ils s’immobilisèrent, se tapirent dans l’ombre, témoins muets et haletants du meurtre qui allait s’accomplir sous leurs yeux. Et Bussi-Leclerc, dans un accès de joie délirante, hoqueta:
– Mort du diable! s’il nous débarrasse de Pardaillan, la fortune de ce mendiant est faite!
Au même instant, le chevalier pensait:
– Où diable ai-je vu ces yeux-là?… Et cette voix!… Il me semble l’avoir entendue déjà!…
Et, machinalement, il se retourna.
Le bras armé du mendiant ne retomba pas. Il se courba plus bas que jamais et nasilla éperdument:
– Mil gracias, señor!… Muchas gracias, señor!… (Grand merci, seigneur!)
Pardaillan n’avait rien remarqué. Il reprit sa route en haussant les épaules et murmura à part lui:
– Bah! tous ces mendiants se ressemblent ici!
Bussi-Leclerc, lui, eut un juron furieux et gronda:
– Brute!… Il le laisse échapper!
Et, toujours suivi des trois ordinaires, il reprit sa chasse, résolu à faire payer la déconvenue qu’il venait d’éprouver par une magistrale correction appliquée en passant au trop maladroit mendiant.
Mais il eut beau regarder et chercher dans l’ombre, le mendiant avait disparu comme par enchantement.
Pendant ce temps, Pardaillan avait dépassé la Tour de l’Or et s’était engagé dans la rue étroite et sombre où était située l’auberge de la Tour, dont il apercevait, non loin de là, le perron, faiblement éclairé de l’intérieur.
– Il faut en finir! grogna Bussi-Leclerc au paroxysme de la rage.
Pardaillan avançait insoucieusement. Derrière lui, Bussi, la dague au poing, allait de ce pas souple et silencieux qu’ont les grands félins à l’affût. Quelques pas encore le séparaient de l’homme qu’il haïssait. Il se ramassa sur lui-même et, la dague levée, il franchit d’un bond la distance en rugissant:
– Enfin! je te tiens!
À cet instant précis, une voix jeune et vibrante cria dans le silence de la nuit:
– À vous, monsieur de Pardaillan! Prenez garde!
Au même moment Bussi-Leclerc reçut une violente bourrade qui le fit trébucher dans son élan. De son côté, Pardaillan s’était jeté brusquement de côté, en sorte que le coup, au lieu de l’atteindre entre les deux épaules, ne fit que l’effleurer au bras.
En même temps, un homme jeune se plaçait au côté du chevalier et le couvrait de sa rapière. Pardaillan reconnut aussitôt cet intrépide défenseur. Il eut un sourire moitié attendri et moitié railleur, et murmura en dégainant, sans se presser:
– Don César!
El Torero, car c’était bien lui qui venait d’arriver si fort à propos pour détourner le coup de poignard de Bussi, demanda avec une anxiété qui toucha profondément le chevalier:
– Vous n’êtes pas blessé, monsieur?
– Non, mon enfant, rassurez-vous, fit doucement le chevalier.
– Par la Trinité sainte! j’ai eu peur, monsieur, dit don César.
Et il se mit à rire de bon cœur.
Pendant ce bref dialogue, Montsery, Chalabre et Sainte-Maline, qui s’étaient laissé distancer par Bussi, accouraient l’épée haute. Bussi-Leclerc lui-même qui, emporté par son élan, était allé rouler sur les cailloux pointus qui pavaient la rue, se relevait en sacrant comme un païen et tous quatre ils chargèrent avec ensemble.
Pardaillan, dès qu’il s’était trouvé l’épée à la main, en présence d’un danger matériel, bien défini, avait instantanément retrouvé toute sa vigueur et surtout ce calme et ce sang-froid qui le faisaient si redoutable dans l’action.
Il avait du premier coup d’œil reconnu à qui il avait affaire, et en voyant les quatre charger, il dit tranquillement à don César:
– Adossons-nous contre cette maison… Ces braves ne seront pas tentés de nous prendre par derrière.
La manœuvre s’accomplit avec promptitude et décision et lorsque les quatre foncèrent ils trouvèrent deux pointes longues et acérées qui les reçurent sans faiblir.
Les choses se trouvaient changées, tout au désavantage des trois ordinaires et de Bussi écumant. L’intervention soudaine et imprévue de don César faisait avorter piteusement leur coup. Il ne pouvait plus être question d’atteindre Pardaillan, et bien qu’ils fussent quatre contre deux, ils se sentaient en infériorité.
En effet, les séides de Fausta n’ignoraient pas que Pardaillan, à lui seul, était parfaitement de force à les battre tous les quatre réunis. Ils savaient qu’ils ne pouvaient l’avoir que par un coup de traîtrise.
Or, non seulement Pardaillan était maintenant sur ses gardes et leur faisait face avec sa vigueur accoutumée, mais encore, pour comble, voici qu’un inconnu, tombé ils ne savaient d’où, venait bravement seconder les efforts de celui qu’ils croyaient tenir. Et le pis est que cet inconnu de malheur paraissait manier son épée avec une maîtrise incontestable. C’était vraiment jouer de malheur.
Non seulement Pardaillan leur échappait du coup, mais encore ils auraient bien du mal à sauver leur peau, car il était évident que Pardaillan n’allait pas les ménager. Au bout du compte ils se trouvaient pris alors qu’ils croyaient prendre.
Ces réflexions, plutôt mélancoliques, traversèrent comme un éclair le cerveau des quatre compagnons. Néanmoins, comme ils étaient braves, somme toute, comme leur amour-propre se trouvait engagé, pas un instant la pensée ne leur vint d’abandonner la partie et ils attaquèrent fougueusement, résolus à se tirer très honorablement de ce mauvais pas ou à y laisser leur peau.
Cependant, de sa voix railleuse, Pardaillan disait:
– Bonsoir, messieurs!… Vous voulez donc me meurtrir un peu?
– Monsieur, fit Sainte-Maline en lui portant un coup droit, d’ailleurs paré avec une remarquable aisance, monsieur, nous vous avons averti pas plus tard que ce matin.
– C’est juste, monsieur, reprit Pardaillan, cette fois sans nulle raillerie, je me souviens… Je me souviens même si bien que, vous le voyez, je ne peux me résoudre à toucher des gentilshommes qui se sont comportés si galamment avec moi ce matin même.
En effet, chose incroyable, qui stupéfiait don César et faisait hurler Bussi, rouge de honte, étranglant de fureur, Pardaillan ne rendait aucun coup. Il avait l’œil à tout; son épée, qui paraissait animée d’une vie intelligente, se trouvait partout à la fois, mais c’était pour parer comme en se jouant et non pour attaquer. Et cela ne lui suffisant pas encore, après s’être rendu compte que don César était un second digne de lui, il lui disait de sa voix mordante: