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XXVI LES CONSPIRATEURS

L’ombrageuse fierté d’El Chico avait fait de lui un déclassé rebelle à toute autorité.

Jusqu’à ce jour une seule personne avait pu lui parler en maître: Juana Mais cet empire de Juana, il le subissait depuis toujours, pour ainsi dire. Il y était fait maintenant, et il était clair que, quoi qu’il pût advenir, jamais, lui, El Chico, n’aurait ni la volonté ni même la pensée de commander à Juana. Est-ce que c’était possible, cela? Il était et il resterait toute sa vie le très humble adorateur de celle qui personnifiait la madone à ses yeux. Un bon chrétien oserait-il commettre ce sacrilège, de résister à un ordre de la madone? Non, tiens! Et bien que son indépendance, en fait de religion, le fit passer aux yeux de certains pour un hérétique, cette indépendance ne pouvait être que très relative: il ne pouvait échapper à l’influence de certaines idées courantes. Donc Juana lui apparaissait comme la madone, il lui obéissait comme telle.

Or, voici que maintenant, dans son existence, surgissait un autre maître: Pardaillan. Il lui semblait que de tout temps celui-ci avait eu le droit de le commander et que lui n’avait rien de mieux à faire que de lui obéir comme il obéissait à Juana. Et ce qui le confirmait dans cette pensée, c’était de constater que lui, qui s’était si longuement et si vigoureusement débattu pour échapper à cet ascendant, il l’acceptait sans conteste et lui obéissait non avec résignation, mais avec plaisir.

Pourquoi?

C’est que Pardaillan avait su faire naître en son esprit cette conviction que, grâce à lui, le rêve chimérique d’un amour partagé pouvait devenir une réalité. De ce fait, si Juana lui apparaissait comme la madone, Pardaillan lui apparut comme Dieu lui-même. La pensée d’une résistance ne pouvait pas l’effleurer puisque les ordres donnés tendaient à la réalisation d’une conquête jugée, jusque-là, irréalisable.

En conséquence Pardaillan ayant commandé de ramasser l’or de Fausta, le Chico obéit docilement.

Lorsque la petite fortune fut enfermée dans le coffre dûment cadenassé:

– En route, maintenant, il est temps! dit Pardaillan.

Le nain souffla sa chandelle, déclencha le ressort actionnant la plaque qui obstruait l’entrée de son réduit et, suivi du chevalier, il s’engagea dans l’escalier.

Ainsi qu’il l’avait brièvement expliqué, le Chico ne suivit pas le chemin par où il était venu. En effet, Pardaillan, en rampant au besoin, aurait pu parvenir jusqu’à la grille qui fermait le conduit aboutissant au fleuve. Mais là il n’aurait pu passer par l’ouverture que le nain avait pratiquée à sa taille. Il eût fallu agrandir cette ouverture, et, pour ce faire, se livrer à un travail qui eût demandé plusieurs heures et nécessité l’emploi d’outils qu’ils n’avaient pas en leur possession.

Au reste, pourvu qu’il sortît enfin de ce lieu sinistre où l’implacable volonté de Fausta l’avait condamné à mourir par la faim, peu importait à Pardaillan par quel chemin.

Il n’était pas autrement incommodé par l’obscurité, ses yeux y étant faits, et à travers le dédale des voies souterraines multiples et enchevêtrées à plaisir, derrière le petit homme, il allait avec son insouciance accoutumée, notant soigneusement dans son esprit les explications de son guide, qui lui dévoilait complaisamment le mécanisme secret des nombreux obstacles qui leur barraient fréquemment la route.

Ils étaient maintenant dans un couloir sablé assez large pour leur permettre de passer de front sans se gêner mutuellement. Ce couloir aboutissait à un autre couloir qui le coupait transversalement.

Et tout à coup Pardaillan eut un éblouissement. Il lui avait semblé, là, devant lui, au travers de cette muraille qui se dressait à quelques pas d’eux, il lui avait semblé voir scintiller des étoiles.

– Nous approchons de la sortie? demanda-t-il à voix basse.

– Pas encore, seigneur, répondit El Chico sur le même ton.

– Il m’avait semblé cependant… Morbleu! je ne me trompe pas! Voici que je vois de nouveau les étoiles.

Ils approchaient de la muraille et devant eux, en effet, Pardaillan voyait scintiller non pas des étoiles, comme il l’avait cru de prime abord, mais des lumières assez nombreuses.

Son premier mouvement fut de mettre la dague au point en murmurant:

– Tu avais raison, petit, je crois qu’il va falloir en découdre.

Le nain ne répondit pas. Il savait sans doute à quoi s’en tenir sur le compte de ces lumières, car, sans en avoir l’air, il poussait tout doucement Pardaillan, placé à sa gauche. Cette manœuvre avait pour but de lui dérober la vue de ces lumières en le poussant hors du rayon où elles étaient visibles. Mais l’attention de Pardaillan était éveillée maintenant, et rien ni personne au monde n’aurait pu la détourner.

En approchant tout à fait, il vit avec satisfaction qu’il ne s’agissait nullement d’une poursuite ou d’une mauvaise rencontre, comme il l’avait craint un instant. Les lumières venaient de l’autre côté de la muraille, Passant à travers quelque trou ou quelques pierres désagrégées. Et comme il ne voyait à cette muraille nulle issue apparente, il en concluait que nul danger ne le menaçait, de ce fait du moins.

Cependant, comme s’il n’avait rien remarqué, le Chico voulait continuer son chemin en tournant sur sa gauche.

– Un instant, murmura Pardaillan. Je suis curieux, moi, si tu ne l’es pas, toi. Je veux voir ce qui se passe là derrière.

Les lumières jaillissaient d’une excavation placée devant lui. Pardaillan se pencha et regarda. Presque aussitôt il se redressa, en faisant entendre ce léger sifflement de l’homme qui vient de découvrir quelque chose d’intéressant.

– Venez, seigneur, insista désespérément le Chico. Venez, vous verrez que tout à l’heure il sera trop tard.

D’un geste doux mais très ferme, Pardaillan lui imposa silence et, se penchant de nouveau, il se mit à regarder et à écouter avec une attention soutenue, pendant que le nain, voyant l’inutilité de ses efforts, se résignait et, le dos appuyé au mur, les bras croisés, attendait le bon plaisir de son compagnon.

Que voyait donc Pardaillan qui l’intéressait à ce point? Ceci:

On se souvient que Fausta était descendue dans les souterrains de sa maison, accompagnée de Centurion. Fausta avait déplacé une pierre de la muraille et avait ordonné à Centurion de regarder par ce trou afin de lui prouver que, par là, invisible, on pouvait assister à tout ce qui se passait dans cette étrange grotte aménagée en salle de réunion.

Fausta avait négligé ou dédaigné de refermer l’ouverture et le hasard venait d’amener Pardaillan devant cette excavation par laquelle, et au travers de petits trous habilement ménagés du côté intérieur, filtraient les nombreuses lumières qui éclairaient présentement, cette grotte.

Sur les banquettes qui garnissaient la salle, Pardaillan vit une vingtaine de personnages qui lui étaient tous inconnus. Sur l’estrade, assis dans les fauteuils, trois autres personnages, président et assesseurs de cette nocturne et occulte réunion, lui étaient aussi parfaitement inconnus.

Au moment où Pardaillan s’était penché pour la première fois sur l’excavation, le président de cette réunion, assis au milieu, s’était levé, et d’une voix que Pardaillan aux écoutes entendit distinctement, il dit:

– Seigneurs, frères et amis, j’ai l’insigne honneur de vous présenter une nouvelle recrue. Moi, votre chef élu, je m’efface humblement devant cette recrue et je salue en elle le seul chef vraiment digne de nous diriger, en attendant la venue de celui que vous savez.

Ces paroles produisirent dans l’assemblée étonnée une certaine rumeur suivie d’un vif mouvement de curiosité lorsqu’on s’aperçut que cette nouvelle recrue, saluée comme leur seul chef possible, était une femme.

Cette femme, Pardaillan la reconnut aussitôt, et c’est à ce moment qu’il eut ce léger sifflement que nous avons signalé. Cette femme, c’était Fausta.

Lentement, avec cette majesté un peu théâtrale qui lui était particulière, elle monta sur l’estrade et se tint debout, face à ce public inconnu, qu’elle semblait dominer de son œil de diamant noir, étrangement fascinateur.

Les trois personnages assis sur l’estrade, qui savaient sans doute ce que Fausta venait de faire là, se levèrent alors d’un même mouvement. En un clin d’œil, la table fut repoussée, un fauteuil fut placé presque au bord de l’estrade, dans lequel Fausta s’assit avec cette sérénité majestueuse si puissante chez elle. Dès qu’elle fut assise, les trois se placèrent debout derrière son fauteuil, dans l’attitude raide et compassée de dignitaires de cour en service auprès de leur souverain.

Et sans doute ces trois-là étaient de nobles et hauts seigneurs; sans doute, par leur rang ou leurs vertus, ils avaient su conquérir l’estime et la confiance de tous, car ces marques de respect extraordinaire firent une profonde impression sur le reste de l’assemblée.

Bientôt, soit qu’ils fussent entraînés par cet exemple, soit qu’ils fussent transportés par la souveraine beauté de celle qui surgissait inopinément au milieu d’eux, pareille à une reine, bientôt, sans que nul eût pu dire pourquoi il agissait ainsi, tous les assistants se levèrent comme un seul homme et, debout, attendirent respectueusement qu’il plût à ce nouveau chef de s’expliquer.

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